Nicolas Tertulian : La Structure de l’Ontologie

Publié le par max92

Deuxième partie de la préface à l'Ontologie de l'être social

La publication intégrale, dans la version originale, de l’Ontologie de l’être social a eu lieu à un moment qui semblait peu favorable à une réception adéquate. Édités en 1984 et 1986 par Luchterhand, en Allemagne Fédérale, les deux volumes de cette œuvre ont vu le jour à une distance de 13 et 15 ans après la disparition de l'auteur : il s'agit donc bel et bien d'un opus postumum. Le paradoxe fait qu'au moment où « l'effondrement du marxisme » était présenté par la plupart des médias comme une évidence, l'Ontologie de Lukács surgit comme la plus ambitieuse et la plus importante reconstruction philosophique de la pensée de Marx qu'on ait pu enregistrer ces dernières décennies. L’ouvrage est divisé en deux parties, la première à caractère plutôt historique (les chapitres sur le néopositivisme et l’existentialisme, sur Nicolai Hartmann, sur Hegel et sur Marx, appartiennent à cette partie), la seconde à caractère prépondérant théorique, incluant les chapitres sur le travail, la reproduction, l’idéologie et l’aliénation. La traduction française est inaugurée par le volume présent, qui inclut les deux premiers chapitres de la seconde partie de l’ouvrage, consacrés au Travail et à la Reproduction. Le volume suivant va présenter la traduction des chapitres sur l’Idéologie et l’Aliénation (sa parution est prévue pour le mois de mars 2012) et un troisième tome va inclure la partie historique. Il faut rappeler que la traduction des Prolégomènes à l’Ontologie de l’être social, dernier texte rédigé par l’auteur en guise d’introduction à son ouvrage, est sortie aux éditions Delga en 2009.

Aboutissement d'une trajectoire extrêmement longue ‒ le premier livre de l'auteur, Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas, était terminé dans une première version en 1908 et la dernière touche à l'Ontologie a été apportée en 1970, année de la rédaction des Prolégomènes ‒ cette œuvre de Lukács apporte incontestablement quelques nouveautés dans le paysage de sa pensée. Le philosophe y entame, pour la première fois dans un ouvrage systématique, la critique du néo-positivisme, par exemple de certains écrits de Carnap, ou du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Le néopositivisme lui apparaît comme la caution philosophique du règne de la manipulation. On peut même affirmer que le tournant vers l'ontologie est chez lui une réaction énergique contre une certaine hégémonie du néopositivisme sur la scène philosophique : devant les tentatives d'une homogénéisation de plus en plus marquée de la vie sociale, soumise aux impératifs du calcul et de la quantification, l'Ontologie de l'être social doit faire valoir l'hétérogénéité et la différenciation extrêmes du tissu social, en opposant une fin de non-recevoir à la mainmise sur les individus et à la manipulation. Heidegger et Lukács se rencontrent dans leur refus de la cybernétisation de l'existence, ainsi que dans leurs mises en garde contre l'emprise de la manipulation génétique de la vie humaine, mais les solutions qu'ils proposent sont, ainsi qu'on pouvait s'attendre, à l'opposé l’une de l'autre. L'ontologie heideggérienne est en fait la cible des critiques de Lukács. Tout en gardant l'essentiel des objections de principes formulées dans son ouvrage antérieur, Die Zerstörung der Vernunft (La Destruction de la Raison), il dénonce dans l'Ontologie la carence de l'analytique du Dasein sur le terrain éthique. En analysant, par exemple, la fameuse dualité heideggérienne entre l'existence inauthentique et l'existence authentique, thème central de sa propre réflexion aussi, Lukács remarque l'absence de contenu éthique positif des catégories comme das Gewissen (la conscience) ou die Entschlossenheit (la résolution), et l'abstraction sur laquelle débouche la transcendance du Dasein. à la profondeur énigmatique de l'Être heideggérien, véritable pendant du silence exigé par Wittgenstein devant les grands problèmes de l'existence (l'expression hégélienne « leere Tiefe » (profondeur vide) figure en exergue au chapitre sur le néopositivisme et l'existentialisme), il oppose une image richement articulée de l'être, fondée sur le principe hartmannien de la stratification progressive des niveaux d'existence. Mais le véritable principium movens de l'Ontologie de l'être social doit être cherché ailleurs.

Lukács était parfaitement conscient de l'extraordinaire appauvrissement subi par la pensée marxiste durant l'époque stalinienne. à ses yeux, le stalinisme était non seulement une période de « profonde inhumanité » et de crimes, mais aussi un ensemble de vues théoriques qui ont perverti la pensée de Marx dans sa substance même. L'Ontologie de l'être social représente un gigantesque effort de réexaminer pas à pas des catégories fondamentales de la pensée de Marx afin de redonner au marxisme sa densité et sa substantialité. Ouvrage de synthèse, conçu dans les années soixante, l'Ontologie devait faire aussi le point sur les débats qui avaient agité la pensée marxiste des dernières décennies. La glorification de son ouvrage de jeunesse Geschichte und Klassenbewußtsein (Histoire et conscience de classe) et la mise en cause de son œuvre tardive étaient devenues monnaie courante dans certains milieux intellectuels. L'Ontologie lui donnait l'occasion de fournir des éclaircissements sur les problèmes fondamentaux du marxisme et le bien-fondé de sa propre évolution.

Prenons comme exemple le concept de nécessité en histoire, qui nous semble un des points de départ de sa pensée ontologique. Dans ses conversations avec Istvan Eörsi et Erzsébet Vezer au sujet de son autobiographie, Gelebtes Denken,(Pensée vécue) Lukács affirme à un certain moment que les origines de l'interprétation logicisante et nécessitariste de l'histoire, qui a eu cours pendant la période stalinienne, mais aussi auparavant, à l'époque de la Seconde Internationale, remontaient à Friedrich Engels. Ainsi qu'il l'avait déjà fait à plusieurs reprises dans l'Ontologie, il n'hésite pas à mettre en cause le compagnon de Marx afin de distinguer la pensée authentiquement ontologique de l'auteur du Capital, de l'interprétation encore trop imprégnée de logicisme hégélien, selon lui, qu'en donnait Engels. L'intérêt de ce passage réside évidemment dans le fait que sur le plan strictement philosophique, Engels est d'une certaine façon tenu responsable de la déformation stalinienne du marxisme : «Une chose est à mon avis essentielle ‒ et sans cette déformation le stalinisme n'aurait pas été possible : Engels et, à sa suite, quelques sociaux-démocrates ont adopté ce point de vue de la nécessité logique à propos de l'influence de la société, à la différence de Marx, qui, lui, parle d'un rapport social réel. Marx dit en effet toujours que x membres d'une société donnée réagissent de x manières vis-à-vis d'un système de travail donné et que ce sont ces x réactions qui se retrouvent synthétisées dans le processus propre à cette société. On ne peut donc plus, de ce fait, parler de nécessité au sens ou deux fois deux font quatre. [1]

Lukács identifie chez Engels une certaine distorsion du rapport entre l'universel et le particulier, ou plus précisément entre la nécessité et la contingence. La sous-estimation du poids des contingences et le crédit excessif accordé à la force coercitive de la nécessité, qui régirait l'histoire comme une force impersonnelle, lui semblaient des réminiscences hégéliennes.

La critique adressée par Nicolai Hartmann à la philosophie hégélienne qui, selon lui, privilégiait indûment le rôle de l'universel logique et minimisait le poids des individus et de leurs actions singulières, a trouvé un écho chez Lukács : les reproches qu'il fait à Engels s'accordent sur ce point avec les objections de Hartmann à Hegel.

Dans l'introduction à son livre Möglichkeit und Wirklichkeit, Nicolai Hartmann écrit à propos de la philosophie hégélienne de l'histoire « qu'elle fait valoir comme historiquement "réel" (geschichtlich-« wirklich ») seulement ce qui est réalisation de "l'idée" (« eines substantiell wirkenden geistigen Prinzip » d'un principe spirituel agissant d'une façon substantielle ) », tandis que la grande masse des hommes, des événements, des destins reste "irréelle" (« unwirklich ») et rejoint le tas de décombres de l'histoire (« zum Schutt der Geschichte zurückfällt ») : « Das Metaphysisch-Gewaltsame des teleologischen Wirklichkeitsbegriffes leuchtet vielleicht nirgends erschreckender ein als an dieser späten Überspitzung» [2] (Jamais la violence métaphysique du concept téléologique de la réalité n'apparaît plus effroyable que dans cette exagération tardive).

Nicolai Hartmann a insisté dans ses travaux sur le fait que la nécessité est une catégorie modale subordonnée à la réalité (à l’« effectivité ») et aux déterminations inscrites dans les phénomènes. Lukács reprend les analyses de Hartmann en mettant l'accent sur le caractère relatif et conditionné de la nécessité : si dans un contexte déterminé un certain nombre de conditions sont réunies, alors l'effet qui en découle a un caractère nécessaire et irréversible. Lukács parle par conséquent d'une Wenn-dann-Notwendigkeit (une nécessité du si-alors). Loin d'avoir un caractère tout-puissant et transcendant, la nécessité apparaît toujours en fonction des déterminations du réel et exprime les connexions qui en découlent ; en changeant les prémisses (qui peuvent surgir d'une manière imprévue et « contingente » par rapport au contexte donné), on change aussi le cours des phénomènes. La rationalité des événements ne peut être établie que post festum, et toute tentative de les couler dans des moules préétablies (à partir d'une grille apriorique de rationalité) ne peut qu'être sanctionnée par un échec.

Dans le chapitre de l'Ontologie consacré à Marx, il fait grief à Engels d'avoir mal résolu le dilemme « historisch oder logisch », formulé à propos de la conception marxienne de l'histoire. Engels avait affirmé en s'occupant de la Critique de l'économie politique de Marx que la compréhension de l'histoire exige comme seule méthode adéquate « die logische Behandlungsweise » (la modalité logique d'interprétation) : « Diese ist in der Tat nichts anders als die historische, nur entkleidet der historischen Form und der störenden Zufälligkeiten. » (Celle-ci n'est autre chose que la méthode historique, mais dépouillée de la forme historique et des contingences perturbatrices). « Geschichte entkleidet der historischen Form ! »(L’histoire dépouillée de la forme historique !)- s'exclame ironiquement Lukács, et il ajoute : « Darin steckt vor allem der Rückgriff von Engels auf Hegel ». [3] (Ici se cache avant tout le recours d’Engels à Hegel).

Cet exemple permet de comprendre la tendance profonde de l'Ontologie de Lukács. Son but est de mettre en cause deux déformations symétriques de la pensée de Marx, qui ont contribué à entamer ou ruiner sa crédibilité. Le déterminisme univoque, qui absolutise la puissance du facteur économique, en enlevant leur efficacité aux autres complexes de la vie sociale, est condamné avec une non moindre vigueur que l'interprétation téléologique, qui fétichise la nécessité en considérant chaque formation sociale ou chaque action historique comme des étapes dans la marche vers la réalisation d'un but immanent ou transcendant. C'est l'épithète «perturbatrices», appliquée aux contingences, qui a fait réagir Lukács, car elle lui rappelait une certaine tendance hégélienne de privilégier la catégorie de la nécessité. (« das wahre Denken ein Denken der Notwendigkeit ist » ‒ la pensée vraie est une pensée de la nécessité ‒, avait écrit Hegel, dans une addition au paragraphe 119 de son Encyclopédie.)

Sollicité en 1967 de collaborer à un volume d'hommage à Wolfgang Abendroth, Lukács s'est décidé à publier pour la première fois un fragment de son Ontologie (le texte a été imprimé avant sa sortie en volume par la revue Forum de Vienne). Il est significatif qu'il ait choisi les pages du chapitre consacré à Marx où il est question du rationalisme outrancier dans l'interprétation de l'histoire. En occultant la diversité et l'hétérogénéité des composantes du processus historique, ainsi que le poids des catégories de possibilité et de contingence, ce rationalisme en arrivait à sacrifier à une vision rectiligne et monolithique l'inégalité du développement des différents complexes. Le stalinisme était directement visé, car Lukács soulignait avec force, en s'appuyant sur Lénine, le caractère, par définition, non-classique du développement du socialisme en Union Soviétique, (la canonisation du modèle soviétique était un des piliers du stalinisme). En appelant plus tard, dans ses conversations avec Eörsi et Vezér, le stalinisme un « hyper-rationalisme » (en 1956, il avait parlé d'un « idéalisme volontariste »), il ne faisait que dénoncer la même tendance de violenter l'histoire en substituant des schémas réducteurs, à caractère déterministe ou téléologique, à la rationalité extrêmement différenciée et complexe du processus historique.

Le tournant vers l'ontologie s'était donc produit chez Lukács sur le fond d'une double réaction. Devant la tendance du néopositivisme à réduire la réalité à son appréhension cognitive, à ce qui est en elle mesurable et réductible à des termes logiques, et à évacuer les problèmes ontologiques comme appartenant à la sphère de la « métaphysique », il entendait rétablir en ses droits l'autonomie ontologique du réel, sa totalité intensive et son irréductibilité à la pure manipulation. L’hégémonie du néopositivisme était illustrée par l'affirmation provocatrice selon laquelle le rôle joué aujourd'hui par la pensée de Carnap est comparable à celui de la pensée de Thomas d'Aquin au Haut Moyen Age. [4] D'autre part, la tendance du marxisme dogmatique à privilégier la catégorie de nécessité, en hypertrophiant son rôle dans l'histoire, a engagé Lukács à scruter en profondeur les rapports entre les catégories modales (possibilité, nécessité, contingence) et l'a déterminé à réexaminer de façon critique les fondements mêmes de la pensée de Marx. Il ne faut pas oublier que l'Ontologie de l'être social est née sur le fond d'un vaste chantier de recherches. Après plusieurs années d'investigations consacrées aux problèmes d'éthique (le volume publié par les Archives-Lukács, Versuche zu einer Ethik, en apporte la preuve), il s'était rendu compte que la spécificité de l'activité éthique ne se laisse pas établir en dehors d'une réflexion d'ensemble, à caractère contrapunctique, sur les principales composantes de la vie sociale (économie, politique, droit, religion, art, philosophie): l'Ontologie de l'être social représente la concrétisation de ce vaste programme totalisant, destiné à préparer l'Éthique.

Un des buts de l'Ontologie de l'être social était justement, nous l'avons vu, de dissiper le préjugé très répandu qui identifiait la pensée de Marx à une simple variante matérialiste de la philosophie hégélienne de l'histoire, variante qui serait née d'une conversion de l'automouvement de l'Idée logique en un automouvement à caractère également finaliste, des rapports de production.

La définition hartmannienne des catégories comme étant des « principes de l'être» (Seinsprinzipien), et non des « essences logiques » (logische Wesenheiten), définition qui frappait le téléologisme à sa racine, a pu paraître à Lukács en parfaite convergence avec la caractérisation proposée autrefois par Marx : « Daseinsformen, Existenzbestimmungen » ‒ formes de l'être, déterminations de l'existence. Il s'est trouvé ainsi en consensus avec la critique de Hartmann contre la réduction kantienne des catégories à des simples «déterminations de l'entendement» (Verstandesbestimmungen), dont le corollaire était la primauté de la théorie de la connaissance dans la problématique philosophique, et surtout avec le désaveu énergique infligé par Hartmann aux néo-kantiens, qui avaient décrété, par un véritable coup de force philosophique, la suppression de la chose en soi.

La coïncidence des deux démarches est presque parfaite en ce qui concerne l'analyse du rapport entre téléologie et causalité. Ce couple catégoriel est pour Lukács la clef de voûte d'une juste compréhension de la vie sociale. Dans son livre Le jeune Hegel, il avait souligné la nouveauté du point de vue de Hegel par rapport à celui de Hobbes et de Spinoza ; en découvrant le rôle du travail dans la genèse de la vie sociale, Hegel aurait fait valoir l'irréductibilité de l'activité finaliste au simple enchaînement spontané des causes efficientes. Lukács allait donc se retrouver dans un paysage familier en lisant les analyses de Nicolai Hartmann qui soulignait avec vigueur l'hétérogénéité qualitative entre le nexus final et le nexuscausal, ainsi que la dépendance nécessaire du premier par rapport au second [5]. La position téléologique (die teleologische Setzung) ne peut émerger qu'un utilisant les chaînes causales, car la causalité préexiste nécessairement à l'activité finaliste (Hartmann parle du nexus final comme d'une « Überformung der Kausalität », comme surformation des chaînes causales) : les chaînes causales sont, dans l'immanence de la réalité, infinies, tandis que la conscience instituante se meut toujours dans des horizons délimités. Lukács voit dans la tension dialectique entre téléologie et causalité, entre les représentations de la conscience qui fixe ses buts et la réalité incontournable des chaînes causales, le principium movens de l'acte du travail.

En identifiant dans la « position téléologique » la cellule génératrice (l'Urphänomen, le phénomène originaire) de la vie sociale et dans la prolifération des « positions téléologiques » le contenu dynamique de cette vie, Lukács rend impossible la confusion entre la vie de la nature et la vie de la société : la causalité spontanée, par définition non-téléologique, domine la première, tandis que la deuxième est constituée par les actes finalistes des individus. Mais la connexion indissoluble entre finalisme et causalité lui permet de démontrer aussi bien le caractère irréductible du monde des valeurs, produits de la conscience instituante (les buts ne sont jamais des épiphénomènes de la causalité naturelle), que leur enracinement nécessaire dans le réseau des chaînes causales, objectives et subjectives. Son ontologie de l'être social a donc pour fondement une théorie dialectique de la genèse des valeurs.

L'effort de rendre justice à la spécificité de chaque type de position téléologique, en prenant en compte aussi bien leur interaction nécessaire que la loi interne de chacune, mène à des résultats importants. La société est définie comme un « complexe de complexes ». En soulignant l'hétérogénéité de chaque complexe par rapport à l'autre, y compris de ceux qui sont le plus intimement liés (par exemple le droit et l'économie), et en faisant valoir la logique irréductible de chacun, Lukács arrive à battre en brèche la conception rectiligne et monolithique du progrès historique.

C'est l'inégalité dans le développement des différents complexes sociaux, esquissée par Marx dans un texte fameux, qui le préoccupe essentiellement : il ne cesse de rappeler, par exemple, que la logique du droit et la logique de l'économie sont loin d'être parfaitement congruentes, car les rapports juridiques sont le résultat d'une option relativement autonome, qui n'est jamais un simple épiphénomène des rapports économiques ; ou encore que progrès économique et progrès moral sont loin de coïncider, car la logique du développement économique et l'auto-affirmation de la personnalité humaine sont parfois asymétriques, ayant chacune sa trajectoire propre et sa légalité irréductible (ce qui n'exclut pas les connexions en profondeur, car un projet éthique qui ferait abstraction de l'état des rapports de propriété est difficilement concevable).

La discrimination entre les différents types de position téléologique est fondée, en dernière instance, sur la distinction entre les actions exercées sous les impératifs de la contrainte (économique avant tout) et celles qui bénéficient d'un plus large espace de choix et de libre décision. Nous arrivons ainsi à un point crucial de la démonstration lukácsienne : la façon dont l'auteur de l'Ontologie de l'être social conçoit le rapport entre téléologie et causalité dans l'immanence de la vie sociale. La thèse fondamentale est que les processus sociaux sont déclenchés exclusivement par les actes téléologiques des individus, mais que la totalisation de ces actes dans une résultante aurait un caractère éminemment causal, dépourvu de finalisme. Cette thèse a pu paraître si paradoxale ou si difficile à accepter que les premiers lecteurs du manuscrit de l'Ontologie de l'être social (F. Feher, Agnes Heller, G. Markus, M. Vajda) en ont tiré la conclusion que deux ontologies divergentes et incompatibles l'une avec l'autre coexistaient dans le texte de Lukács : une dominée par le concept de nécessité, encore tributaire du marxisme traditionnel, et une autre dont le centre de gravité serait l'auto-émancipation de l'homme, donc à caractère finaliste (la formulation nous appartient, mais elle essaie de dégager l'essentiel de leurs objections). [6]

Pour comprendre le raisonnement de Lukács, il faut se rappeler sa thèse philosophique principale, qu'il partage d'ailleurs avec Nicolai Hartmann : les positions téléologiques des individus n'arrivent jamais à exercer un empire absolu, dans la mesure où elles n'existent que par la mise en mouvement des chaînes causales : le résultat des actions de chaque individu n'est jamais totalement coextensif à ses intentions, car le résultat de l'action de chaque sujet interfère avec le résultat des actions des autres ; la résultante finale échappe par définition aux intentions des différents sujets particuliers. Le processus social dans sa totalité apparaît comme le résultat de l'interaction des multiples chaînes causales, mises en mouvement par les différents acteurs sociaux : la résultante dépasse donc nécessairement les intentions individuelles, elle a, selon, Lukács, un caractère causal et non téléologique.

Sous le signe de cette thèse générale, il peut distinguer entre les actions déclenchées chez les individus par les impératifs de la reproduction économique, actions caractérisées par une sorte d'urgence vitale et exécutées « sous peine de naufrage », et les actions développées dans des zones plus éloignées de l'activité économiques immédiate, ou le « coefficient d'incertitude » (Unsicherheitskoeffizient) sur leur issue est plus grand. Mais le développement des aptitudes et des qualités requises par les impératifs de la croissance économique (le développement des forces productives) ne signifie pas nécessairement le développement harmonieux de la personnalité. C'est dans ce sens qu'il peut faire à un certain moment, dans les Prolégomènes, une comparaison hasardeuse, entre le niveau moral d'une sténodactylographe moyenne d'aujourd'hui et celui d'Antigone ou d'Andromaque : la première lui semble posséder sans doute plus de possibilités, quantitativement parlant, mais sous le rapport moral la différence de niveau entre l'héroïne antique et cette figure standard de la « société de masse » s’avère très grande. [7]

La partie la plus intéressante de l'Ontologie de l'être social, nous l’avons souligné, est consacrée à ce qu'on pourrait appeler une phénoménologie de la subjectivité. Les distinctions entre objectivation (Vergegenständlichung) et extériorisation (Entäußerung), entre réification « innocente » et réification aliénante, entre la multiplication des qualités ou des aptitudes et leur synthèse dans l'harmonie de la personnalité morale, entre le genre humain en-soi et le genre humain pour-soi, appartiennent à ce chapitre. L'aliénation est définie comme étant justement la contradiction entre le développement des qualités et le développement de la personnalité. En prolongeant les analyses hégéliennes du chapitre sur « la conscience malheureuse » dans la Phénoménologie de l'esprit, ou la distinction de Hegel entre l'esprit objectif et l'esprit absolu, Lukács peut montrer combien est complexe et laborieux le chemin vers une authentique désaliénation. Si à ses yeux la plupart des objectivations de l'espèce humaine (les institutions politiques, juridiques, religieuses, etc.) sont nées pour assurer le fonctionnement du genre humain en-soi, les grandes actions morales, le grand art et la vraie philosophie incarnent dans l'histoire les aspirations du genre humain pour-soi. Les meilleures pages de l'Ontologie de l'être social sont peut-être celles qui analysent la tension entre ces aspirations irrépressibles vers une authentique humanitas de l'homo humanus et le puissant échafaudage de mécanismes économiques, d'institutions et de normes qui assurent la reproduction du statu quo social.

Une continuité profonde existe, de toute évidence, entre Le jeune Hegel et l’Ontologie de l'être social : les analyses consacrées dans le premier ouvrage aux « figures de la conscience » (die Gestalten des Bewußtseins), établies dans la Phénoménologie de l'esprit, au fameux processus de l'aliénation du sujet et à la révocation de cette aliénation (die Entäußerung und ihre Rücknahme) sont relayées dans le second ouvrage par des analyses consacrées aux différents niveaux de la subjectivité (subjectivité « naturelle » de la vie quotidienne, réification, aliénation, espèce humaine en-soi et espèce humaine pour-soi) et au long et compliqué trajet qui mène à la véritable existence non-aliénée du genre humain.

A titre d'exemple, on pourrait citer la façon dont Lukács reprend l'analyse hégélienne de la « conscience malheureuse », illustrée par la crise qui marque l'antiquité tardive. La dissolution de la Polis a jeté les individus dans une existence purement « privée » en leur faisant perdre le sens immanent de leur vie. La conscience des individus à cette époque apparaît comme une conscience scindée ou écartelée. Le stoïcisme et l'épicuréisme se sont efforcés d'y apporter des réponses. L'analyse que Hegel consacre dans la Phénoménologie de l'esprit (le paragraphe sur « la conscience malheureuse ») à cette conscience scindée décèle une séparation entre le plan de l'« inessentialité » et le plan de l'« essentialité » de la conscience, entre la conscience de soi « changeante » et la conscience de soi « immuable ». Lukács identifie la conscience inessentielle ou changeante à celle des individus accaparés par une existence quotidienne dénuée de sens intérieur, portant le sceau de la plus pure « particularité » ; ceux-ci projettent leur besoin d'essentialité dans l'irréalité d'un être abstrait, localisé dans la transcendance. La conscience malheureuse se meut entre le besoin de l'individu de se libérer du néant de son « inessentialité instable » (das unbeständig Unwesentliche), qui est sa condition réelle, et la recherche du salut dans une « essentialité » irréelle ; pour Lukács, elle est une modalité de pérenniser le besoin religieux, car elle canonise la tension entre une existence purement « créaturale » ou « particulière » et la volonté d'accéder à « l'essentiel » et à « l'immuable », en s'échappant de la cage que représente l'existence terrestre. L'abandon de ce dualisme rigide est, aux yeux de l'auteur de l'Ontologie de l'être social, la véritable solution. [8] Il faut découvrir dans l'immanence de la vie quotidienne les médiations concrètes qui permettent de briser les réifications aliénantes et de réaliser dans l'effectivité historique une existence non-aliénée.



[1] G. Lukács, Gelebtes Denken. Eine Autobiographie im Dialog, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1981, pp. 173-174 ; Pensée vécue. Mémoires parlés, trad. fr. de Jean-Marie Argelès, Paris, l'Arche, 1986, pp. 147-148.

[2] Nicolai Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit, op.cit., p. 22. Les critiques adressées ici par N. Hartmann à la philosophie hégélienne de l’histoire sont sûrement excessives et en tant que telles difficilement acceptables ; elles sont pourtant significatives pour son combat contre la fétichisation de la nécessité dans l’histoire, combat dont on trouve l’écho chez Lukacs.

[3] Georg Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, I Halbband, op.cit., pp. 643-644.

[4] Ibid.. II. Halbband, p. 633 et 729.

[5] Nicolai Hartmann, Teleologisches Denken, Berlin, Walter De Gruyer & Co., 1951.

[6] F. Feher, A. Heller, G. Markus, M. Vajda, Aufzeichnungen für Genossen Lukács zur Ontologie, op. cit., pp. 232 et suiv.

[7] Georg Lukács, op. cit. I Halbband, p. 178, trad. fr. Prolégomènes à l’Ontologie de l’être social, Delga 2009, p. 241.

[8] Ibid., II Halbband, pp. 590-595.

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