Nicolas Tertulian : Prélude à l’Ontologie
Le texte inclut des extraits d’une conférence donnée à la Société française de Philosophie le 26 mai 1984 sous le titre : L’Ontologie de Georges Lukacs (cf.Bulletin de la Société française de Philosophie, 78e Année, No. 4, pp. 129-158) et d’un article paru sous le titre La pensée du dernier Lukacsdans la revue Critique (n° 517-518, juin-juillet 1991, pp. 594-616).
Première partie de la préface à l'Ontologie de l'être social.
Dans une lettre datée du 10 mai 1960, Georg Lukács annonçait à son ami Ernst Fischer, l’achèvement de l’Esthétique (en fait la première partie d’un ensemble qui devrait en comporter trois) et son intention de commencer sans retard l’élaboration de l’Éthique. Lettre importante, du fait qu’elle situe avec assez de précision le moment où le philosophe entame la préparation de son dernier grand ouvrage, mais aussi du fait qu’elle contient un aveu intéressant sur la genèse de sa création. Lukács s’y révèle non pas comme une simple machine spéculative, génératrice d’abstractions sur les espaces quasi infinis d’œuvres gigantesques, mais comme un être qui « vit ses idées ».
Dans les mois et les années qui suivirent cette lettre, mois d’intense réflexion, il arriva à la conclusion que l’Éthique devait être précédée d’une Introduction, où seraient examinées les composantes fondamentales et la structure de la vie sociale. L’envergure de la tâche, que se proposait de mener à bonne fin le philosophe âgé alors de 75 ans, ne tenait pas compte des limites de l’existence humaine. L’Éthique est restée à la phase de projet ; seule l’«Introduction», qui allait absorber les dix dernières années de sa vie, fut réalisée sous le titre « l’Ontologie de l’être social » (Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins). Mais Lukács n’eut pas le temps de donner l’imprimatur de la publication intégrale de son dernier grand ouvrage philosophique, qui, à sa mort, intervenue en juin 1971, resta en manuscrit.
On peut se demander si le volumineux manuscrit de plus de 2000 pages (y compris les Prolégomènes, écrits un an avant sa mort), se présente comme un gigantesque torso, première version qui attendait encore un profond travail de remaniement et d’affinement (« Le travail avance très lentement. Je suis assez mécontent du manuscrit », écrivait-il le 5 août 1970 à son éditeur ouest-allemand, Frank Benseler [2]), ou si nous nous trouvons au contraire devant un ouvrage plus ou moins accompli, vrai terminus ad quem d’un itinéraire intellectuel exceptionnellement long. Mais indépendamment des conjectures qu’on peut formuler sur les intentions finales de l’auteur, la lecture du texte qui est devenu l’opus postumum de Georg Lukács, en atteste pleinement l’importance.
L’initiative lukácsienne de jeter les bases d’une ontologie de l’être social n’est pas une entreprise si isolée ou insolite que pourrait le laisser croire le titre de son ouvrage. Georg Simmel, le premier maître à penser du jeune Lukács avait déjà lancé dans sa Sociologie, la question décisive qui hante la pensée de l’auteur de l’Ontologie de l’être social : « Comment la société est-elle possible ? » (« Wie ist Gesellschaft möglich ? »). Enfin les travaux beaucoup plus récents de Jürgen Habermas, depuis ses contributions à une « reconstruction du matérialisme historique » jusqu’à ses recherches sur l’action communicationnelle, s’inscrivent elles aussi dans la même direction. Mais il nous semble que l’originalité de la dernière synthèse philosophique de Lukács doit être cherchée ailleurs, dans une autre perspective historique.
Avant d’indiquer la place qu’occupe cet ouvrage dans la biographie intellectuelle de l’auteur lui-même, nous serions tentés d’identifier une de ses sources importantes, sinon la plus importante, dans un mouvement de pensée extrêmement puissant, dont on peut dire aujourd’hui qu’il a bouleversé le paysage philosophique allemand et international à partir des années 20 de notre siècle. La résurrection de l’ontologie en tant que discipline philosophique fondamentale, après les décennies de pensée néo-kantienne, est, en effet, liée à deux grands noms, auxquels l’avenir réservait, certes, des audiences très diverses, mais qui ont marqué chacun à sa manière la pensée philosophique contemporaine : Nicolai Hartmann et Martin Heidegger.
Ceux qui connaissent la trajectoire philosophique de Lukács ont découvert avec surprise la profonde solidarité intellectuelle qui lie sa pensée dans la dernière période de sa vie à la philosophie ontologique de Nicolai Hartmann. Il est vrai que l’effort considérable déployé par ce dernier, à travers une œuvre d’une grande richesse, pour déplacer le centre de la problématique philosophique de l’épistémologie vers l’ontologie, pour interroger avant tout la ratio essendi des choses, en subordonnant la ratio cognoscendià celle-ci, et pour réactualiser ainsi une grande tradition métaphysique, qui va d’Aristote à travers l’ontologie médiévale jusqu’à Kant et à la Logique de Hegel, n’a pas eu les suites escomptées. Si l’on en juge d’après le silence, de plus en plus lourd, qui a entouré l’œuvre de Hartmann dans les décennies qui ont suivi sa mort (1950), on peut même croire que sa tentative pour rétablir l’ontologie dans ses droits, s’est soldée par un échec. La prééminence de l’existentialisme et du néo-positivisme sur la scène de la philosophie contemporaine en fournissent la preuve.
La situation de Martin Heidegger est, bien sûr, tout à fait différente, car l’influence et l’audience de sa pensée n’ont cessé de s’accroître. Mais il faut reconnaître qu’après la fameuse Kehre (après la conversion, dans la période postérieure à Sein und Zeit), après que l’auteur lui-même eut renoncé au concept d’« ontologie fondamentale », le jugeant encore trop enraciné dans la tradition métaphysique de la philosophie, et surtout après qu’il eut entrepris dans de nombreux écrits la « déconstruction » (ou, plus précisément, la destruction) de cette tradition ontologique, on a commencé à oublier combien la résurrection de l’ontologie dans la philosophie contemporaine est liée à l’impulsion décisive de la pensée du premier Heidegger : les affinités profondes qui la liaient sur ce plan, malgré leurs grandes différences, voire leur opposition, avec la pensée de Nicolai Hartmann, nous semblent évidentes. C’est surtout maintenant, grâce à la publication dans la séries des œuvres complètes des cours de la période 1919-1930, entre autres, par exemple : Ontologie der Faktizität (1923), Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs (le cours donné à Marbourg en 1925), Die Grundprobleme der Phänomenologie (cours de 1927, toujours à Marbourg), Metaphysische Anfangsgründe der Logik (cours de 1927, à Marbourg), sans oublier le dernier de cette série : Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt, Endlichkeit, Einsamkeit (cours de 1929-30, à Fribourg) que le poids de cet aspect éminemment ontologique de la pensée de Heidegger peut être mesuré à sa juste valeur.
Le rapprochement Heidegger-Lukács ne doit pas sembler hasardeux, si on se rappelle les spéculations réitérées auxquelles ont donné lieu les similitudes de problématique entre la critique de la réification dans l’ouvrage de jeunesse de Lukács, Histoire et conscience de classe (Geschichte und Klassenbewußtsein) (1923) et l’analyse heideggérienne de la tension entre l’existence inauthentique et l’existence authentique de l’être-là, développée dans Sein und Zeit. Si l’attitude de Lukács à l’égard de Heidegger reste très critique dans l’Ontologie, il ne faut pas en effet oublier qu’en tant qu’Ontologie de l’être social, l’ouvrage de Lukács constitue, dans sa partie la plus intéressante, une philosophie du sujet, en accordant une place importante à l’analyse de ce qu’on pourrait appeler les niveaux phénoménologiques de la subjectivité : les actes d’objectivation, d’extériorisation, de réification et d’aliénation ou désaliénation du sujet. Cette problématique rappelle inévitablement les analyses heideggériennes de la structure ontologique du Dasein, spécifiques à la période de Sein und Zeit (bien que des différences fondamentales, séparant les deux penseurs, soient évidentes), tandis que, dans l’œuvre de Nicolai Hartmann, si nous ne nous trompons pas, le concept d’aliénation n’est même pas évoqué en tant que tel. Les sources de ces concepts lukácsiens se trouvent bien sûr dans les écrits de Hegel et de Marx (Lukács a consacré au concept d’aliénation chez Hegel, le paragraphe final de son important livre sur Le jeune Hegel), et non dans Heidegger, mais on peut rappeler en passant la présence des concepts de chosification (Versachlichung) et de réification (Verdinglichung) dans la Philosophie de l’argent de Georg Simmel (livre qui a beaucoup marqué le premier Lukács) et celui de Verdinglichung dans l’étude de Husserl, Philosophie als strenge Wissenschaft (parue dans la revue Logos en 1910-1911, la même année que l’essai de Lukács sur la Métaphysique de la tragédie), deux auteurs qui ont beaucoup influencé le premier Heidegger.
Quatre décennies après l’apparition de l’étude fondamentale de Nicolai Hartmann Comment une ontologie critique est, somme toute, possible ?(1923) et après la publication de Sein und Zeit (1927) de Heidegger, Lukács reprend, dans son Ontologie de l’être social (dont la rédaction proprement dite commence en 1964), avec des instruments intellectuels bien différents, le programme de ces deux penseurs qui visaient à reconstruire l’ontologie en tant que discipline fondamentale de la réflexion philosophique. S’il s’agissait de situer le lieu géométrique idéal de l’ontologie de Lukács par rapports à ses deux prédécesseurs, on pourrait dire, en une formule extrêmement sommaire et approximative, qu’il s’est proposé d’élaborer une « analytique de l’être-là » (le Dasein heideggérien étant conçu cette fois-ci, dans l’esprit de Marx, comme un être par définition social), avec des catégories et des concepts beaucoup plus proches de l’ontologie réaliste de Nicolai Hartmann.
Lukács était persuadé à la fin de sa vie que c’était dans son Ontologie qu’il avait donné une expression essentielle et définitive à sa pensée (même si, on l’a vu, il n’était pas tout à fait satisfait de son manuscrit. « L’Ontologie est une science philosophique encore trop jeune. Je n’ai pas réussi à y exprimer mes idées comme je l’ai fait dans l’Esthétique... » - nous confiait-il lors d’une de nos dernières rencontres, en mars 1971). Il avait l’habitude de dire que c’est le privilège de quelques génies de la philosophie, tels Aristote ou Marx, d’avoir clarifié, très tôt, à vingt ans, l’essentiel de leur pensée novatrice ; pour les autres, pour le commun des mortels, il peut arriver, comme c’était, disait-il non sans humour, son cas, que c’est seulement vers 80 ans, qu’ils réussissent à éclaircir l’essentiel de leur philosophie.
L’itinéraire intellectuel de Lukács a en effet connu tant d’avatars et de conversions spectaculaires, depuis le néo-kantisme et la Lebensphilosophie de ses premiers écrits (outre Georg Simmel et Max Weber, il a compté parmi ses amis plus âgés Emil Lask, le moins orthodoxe des néo-kantiens de la Südwestdeutsche Schule, qui a beaucoup influencé Heidegger), en passant par le marxisme fortement hégélianisé, manifeste dans son livre Histoire et conscience de classe, jusqu’au marxisme rigoureux de sa période de maturité (période qui commence au début des années trente), qu’on peut se demander sous quel angle il faut éclairer son Ontologie de l’être social pour y déceler le dénouement d’un si laborieux itinéraire.
Cet ouvrage de Lukács était attendu pour des raisons qui ne sont pas toutes philosophiques. Le destin intellectuel du penseur a été fortement marqué par son engagement, de plus de 50 ans, dans le mouvement communiste (il est devenu membre du Parti communiste hongrois en décembre 1918, il l’est resté jusqu’à la fin de sa vie, avec une suspension de 11 ans, après les événements d’octobre 1956, pendant lesquels il se trouvait du côté des insurgés en tant que ministre du gouvernement Imre Nagy). En tant que conclusion d’un long cheminement, l’Ontologie devrait permettre de décider enfin si la pensée de Lukács avait effectivement subi, après l’abandon de certaines positions de son livre, longtemps le plus fameux, Histoire et conscience de classe, et après la traversée de la période stalinienne, une involution comparable à un sacrifizio dell’intelletto (ainsi que l’affirmait Adorno, ainsi que l’avait affirmé avant lui, mais avec beaucoup plus de nuances, Maurice Merleau-Ponty dans les Aventures de la dialectique) ; ou si, au contraire, en mûrissant, elle est arrivée à fournir une vraie théorie universelle des catégories de l’existence, capable de prémunir la conscience contre toute forme d’aliénation; si, enfin, le philosophe est arrivé, grâce notamment à la formulation d’un concept bien articulé de la vraie humanitas de l’homo humanus, (de ce que lui-même appelle la Gattungsmäßigkeit-für-sich - la spécificité du genre humain-pour-soi, et qui constitue le point d’orgue de son Ontologie) à prendre effectivement de la hauteur et à dissiper la méfiance qui l’avait si longtemps entouré.