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Nicolas Tertulian - Le dernier Lukács : Pensées prémonitoires.

Publié le par max92

                          Présentation du "testament politique" de Lukács

Cites392009
Lukács avait 86 ans, il était atteint d’une maladie grave : un cancer au poumon, les forces commençaient à le quitter, au point qu’il n’arrivait plus à lire et à corriger le manuscrit de son dernier travail philosophique : Prolégomènes à une ontologie de l’être social, achevé en automne 1970, lorsqu’il a accepté la sollicitation des instances dirigeantes de son Parti à donner son point de vue sur la situation politique en Hongrie et dans les pays du « socialisme réel ». L’enregistrement de son interview n’est devenu public que vingt ans plus tard : c’est seulement en avril 1990 que la revue Tarsadalmi Szemle, organe théorique du parti communiste hongrois, publication qui dans le passé avait vivement attaqué Lukács pour son révisionnisme, a sorti le texte de sa relégation dans les archives du Parti et l’a fait paraître sous le titre « Le Testament politique de Lukács ». Un parti politique aux abois, défait par la marche implacable de l’histoire (le mur de Berlin est tombé en novembre 1989), s’est subitement rappelé les avertissements et les critiques prodiguées à son endroit par un de ses membres les plus anciens, acteur de premier plan de la Commune hongroise de 1919, par ailleurs aussi un philosophe très célèbre, et a cru pouvoir à la dernière heure sauver ses meubles en faisant état d’un programme d’authentique régénération démocratique des sociétés de l’Est avancé par celui que le même Parti avait condamné pendant des décennies à la marginalité et à l’ostracisme. On peut rappeler qu’une situation analogue s’est produite avec un autre manuscrit à caractère politique de Lukács : il s’agit du texte élaboré entre l’été et l’automne de l’année 1968, suite aux événements du « printemps de Prague » (Lukács avait protesté dans une lettre adressée au chef du Parti, János Kadar, contre la participation de la Hongrie à l’invasion soviétique), texte portant le titre « Demokratisierung heute und morgen » (traduit en français en 1989 aux Éditions Messidor sous le titre « Socialisme et démocratisation ») : le texte confié par Lukács à son Parti n’a pas reçu l’imprimatur, jugé dangereux par les instances dirigeantes, il a été gardé au secret dans les archives du Parti,  et c’est seulement vingt ans plus tard, en 1988, qu’il a été édité aux éditions Magvedo Kiado, accompagné cette fois des commentaires élogieux du journal du Parti Nepszabadsag (un article sur une page entière portant le titre « Prophétie attardée ? Le testament de György Lukács »). Les dirigeants d’un Parti qui auparavant n’a pas cessé de traquer Lukács pour ses différentes « hérésies », découvrent subitement (hélas ! il était trop tard) la justesse de ses vues politiques, à commencer avec celles exprimées dans ses fameuses « thèses Blum », le programme du Parti élaboré par Lukács en 1928, préconisant une voie démocratique de passage au socialisme, programme rejeté par l’Internationale Communiste et par Béla Kun comme « droitier » : István Mészáros cite dans son livre Beyond Capital un article publié au printemps 1989 par un des dirigeants du Parti, Resző Nyers, futur Président du Parti rénové, qui affichait sa solidarité avec la ligne politique défendue depuis des décennies par Lukács. Mais le rouleau compresseur des événements a rendu caduques ces tentatives qui à l’évidence arrivaient trop tard, le mal était trop radical pour qu’on puisse contenir la révolte contre le système, les vues prémonitoires de Lukács sur la profondeur de la crise qui frappait les sociétés du « socialisme réel » vont trouver une confirmation qui va dépasser de loin ses pressentiments.
Pour revenir au texte de l’interview accordée par Lukács en janvier 1971, quelques mois avant sa disparition, la sévérité de ses jugements sur les dysfonctionnements structurels des sociétés du « socialisme réel », en particulier la virulence de ses propos sur la crise de la démocratie et la survivance du funeste héritage du « stalinisme », n’ont pas de quoi surprendre chez un philosophe dont le trajet intellectuel a été traversé du combat pour faire vivre l’inspiration originelle du marxisme. Le socialisme n’était concevable pour Lukács qu’en tant qu’aboutissement de la démocratie, un socialisme sans démocratie, plus précisément qui aurait été autre chose que la radicalisation des revendications démocratiques, lui apparaissait comme une perversion irrémédiable de la pensée de Marx. Sollicité par son Parti à donner son point de vue sur la ligne politique suivie par le régime en place, le philosophe fait d’abord entendre sa colère devant le monstre historique édifié dans son pays par le régime stalinien de Mátyás Rákosi. On perçoit dans son réquisitoire l’expérience vécue par un ancien communiste, confronté à une oligarchie du Parti qui a usurpé le programme du socialisme pour instituer une société despotique et totalitaire : le procès Rajk  a été à l’évidence une expérience cruciale, le « testament politique » y insiste à juste titre, car aux yeux de Lukács c’était une expression paroxystique des dérives criminelles du régime stalinien. Il faut se souvenir qu’en 1949-50, objet lui-même d’un procès idéologique pour ses concessions à l’idéologie bourgeoise et minimisation de la portée du « réalisme socialiste » soviétique, procès qui faisait suite précisément à l’« affaire Rajk », il s’est vu traité dans la presse du Parti de « Rajk de la culture », tandis que Fadéev dans la redoutable « Pravda » le dénonçait pour ses collusions avec l’Occident bourgeois. Ce sont des choses qu’on n’oublie pas : Lukács a connu les pratiques du stalinisme du dedans, incrustées dans sa chair, le fait que le régime de Rákosi a condamné à mort László Rajk, dont Lukács ne cesse d’affirmer qu’il était un « rakosiste orthodoxe » (et non un « opposant », comme c’était le cas lors des « procès de Moscou », avec Zinoviev ou Boukharine, procès qu’il qualifie non moins d’« abominations » : cf. « Pensée vécue Mémoires parlées », p.148), lui apparaît comme un exemple-limite de la perversion du régime.
Lukács pourfend dans le « socialisme » de type stalinien la perpétuation des pires traditions du passé : il est remarquable de voir comment il établit dans son « testament politique » une continuité entre les traditions non-démocratiques dans l’histoire sociale de l’Europe (la « voie prussienne », par exemple, opposée à celle issue de la Révolution française) et les pratiques autocratiques des régimes staliniens. Celui qui n’a cessé de déplorer la « faiblesse sociale des mouvements radicaux » dans son pays, la Hongrie, cherche ses points d’appui pour la souhaitée régénération démocratique du socialisme dans la reviviscence des traditions incarnées par les noms de Petöfi, de Ady Endre et de Jószef Attila, et, last but not least, de Béla Bartók, représentants à ses yeux de la démocratie radicale.
L’atrophie, jusqu’à l’anéantissement, des pratiques démocratiques dans les pays du « socialisme réel » est l’objet d’une critique sans ménagements. Le « testament » pointe le surgissement des grèves « sauvages » comme la contrepartie de l’absence d’une vraie démocratie ouvrière (Lukács a saisi la portée du mouvement des ouvriers de Gdansk, qui va mener à la création du premier syndicat indépendant dans les pays de l’Est, Solidarność). Ses avertissements étaient destinés à ouvrir les yeux de la bureaucratie régnante sur les conséquences catastrophiques de ses pratiques. La sympathie qu’il témoigne à la personne de János Kadar ne l’empêche pas de contester vivement l’existence de la démocratie sous son régime. Sans doute, il ne cache pas non plus ses réserves à l’égard de Imre Nagy, mais il n’oublie pas de rappeler qu’il a opposé une catégorique fin de non-recevoir aux injonctions de ses inquisiteurs soviétiques et roumains, qui lui demandaient de se désolidariser du leader de l’insurrection de 1956, lorsqu’ils étaient internés ensemble dans une villa près de Bucarest.
L’auteur de l’Ontologie de l’être social, son grand ouvrage posthume, n’avait donc pas tort de considérer qu’il incarnait un tertium datur entre un communisme sectaire et dogmatique et la social-démocratie : contre les partisans d’un socialisme instauré par les moyens dictatoriaux, pratique commune aux régimes des « démocraties populaires » de type stalinien, il a défendu la voie des « transitions organiques », fondées sur la persuasion et la libre adhésion ; il a été effectivement, comme il s’auto-définissait dans son interview autobiographique, un « communiste d’un type particulier », celui qui affirmait la priorité absolue de la démocratie, en considérant le socialisme comme une simple « possibilité », qui demande un ensemble complexe de conditions, dont la première est le libre choix, pour arriver à se réaliser.

                                                                                          Nicolas Tertulian
Le texte de ce Testament politique est accessible ici :

http://fr.scribd.com/doc/114112734/Georges-Lukacs-Testament-politique

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sur les archives Lukacs.

Publié le par max92

Nous avons reçu de Budapest le message suivant :

À tous ceux qui, au cours des 30 années passées, ont travaillé aux archives Lukács, ont eu besoin de la collaboration des archives dans leur travail, ont soutenu leur activité, ou se sont tout simplement intéressés aux causes défendues par Georg Lukács.

Chers amis, amies, et collègues,

Les archives Lukács ont cessé hier leur activité scientifique et éditoriale.

Après deux années de conflit, les collaborateurs scientifiques des archives (ceux qui restaient encore) ont, dans le cadre formel de la réforme en cours à l’Académie (il s’agit de l’académie hongroise des sciences) été mutés hors des archives et chargés, à la bibliothèque centrale de l’Académie des Sciences, à laquelle les archives sont subordonnées à compter du 1er janvier 2012, de tâches ordinaires de bibliothécaires, avec comme justification qu’il n’y a pas de place, à la bibliothèque centrale de l’Académie des Sciences, pour un travail scientifique.

Vous pouvez toutefois, si vous avez des questions ou des demandes à caractère philologique ou textuel, continuer à vous adresser à notre collègue Maria Székely, qui y répondra comme par le passé avec compétence et serviabilité.

Budapest, le 22 décembre 2011

Les collaborateurs des Archives Lukács, qui vous font, par la présente, leurs adieux.

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Nicolas Tertulian : Prélude à l’Ontologie

Publié le par max92

Le texte inclut des extraits d’une conférence donnée à la Société française de Philosophie le 26 mai 1984 sous le titre  : L’Ontologie de Georges Lukacs (cf.Bulletin de la Société française de Philosophie, 78e Année, No. 4, pp. 129-158) et d’un article paru sous le titre La pensée du dernier Lukacsdans la revue Critique (n° 517-518, juin-juillet 1991, pp. 594-616).

Première partie de la préface à l'Ontologie de l'être social.

Dans une lettre datée du 10 mai 1960, Georg Lukács annonçait à son ami Ernst Fischer, l’achèvement de l’Esthétique (en fait la première partie d’un ensemble qui devrait en comporter trois) et son intention de commencer sans retard l’élaboration de l’Éthique. Lettre importante, du fait qu’elle situe avec assez de précision le moment où le philosophe entame la préparation de son dernier grand ouvrage, mais aussi du fait qu’elle contient un aveu intéressant sur la genèse de sa création. Lukács s’y révèle non pas comme une simple machine spéculative, génératrice d’abstractions sur les espaces quasi infinis d’œuvres gigantesques, mais comme un être qui « vit ses idées ».

Dans les mois et les années qui suivirent cette lettre, mois d’intense réflexion, il arriva à la conclusion que l’Éthique devait être précédée d’une Introduction, où seraient examinées les composantes fondamentales et la structure de la vie sociale. L’envergure de la tâche, que se proposait de mener à bonne fin le philosophe âgé alors de 75 ans, ne tenait pas compte des limites de l’existence humaine. L’Éthique est restée à la phase de projet ; seule l’«Introduction», qui allait absorber les dix dernières années de sa vie, fut réalisée sous le titre « l’Ontologie de l’être social » (Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins). Mais Lukács n’eut pas le temps de donner l’imprimatur de la publication intégrale de son dernier grand ouvrage philosophique, qui, à sa mort, intervenue en juin 1971, resta en manuscrit.

On peut se demander si le volumineux manuscrit de plus de 2000 pages (y compris les Prolégomènes, écrits un an avant sa mort), se présente comme un gigantesque torso, première version qui attendait encore un profond travail de remaniement et d’affinement (« Le travail avance très lentement. Je suis assez mécontent du manuscrit », écrivait-il le 5 août 1970 à son éditeur ouest-allemand, Frank Benseler [2]), ou si nous nous trouvons au contraire devant un ouvrage plus ou moins accompli, vrai terminus ad quem d’un itinéraire intellectuel exceptionnellement long. Mais indépendamment des conjectures qu’on peut formuler sur les intentions finales de l’auteur, la lecture du texte qui est devenu l’opus postumum de Georg Lukács, en atteste pleinement l’importance.

L’initiative lukácsienne de jeter les bases d’une ontologie de l’être social n’est pas une entreprise si isolée ou insolite que pourrait le laisser croire le titre de son ouvrage. Georg Simmel, le premier maître à penser du jeune Lukács avait déjà lancé dans sa Sociologie, la question décisive qui hante la pensée de l’auteur de l’Ontologie de l’être social : « Comment la société est-elle possible ? » (« Wie ist Gesellschaft möglich ? »). Enfin les travaux beaucoup plus récents de Jürgen Habermas, depuis ses contributions à une « reconstruction du matérialisme historique » jusqu’à ses recherches sur l’action communicationnelle, s’inscrivent elles aussi dans la même direction. Mais il nous semble que l’originalité de la dernière synthèse philosophique de Lukács doit être cherchée ailleurs, dans une autre perspective historique.

Avant d’indiquer la place qu’occupe cet ouvrage dans la biographie intellectuelle de l’auteur lui-même, nous serions tentés d’identifier une de ses sources importantes, sinon la plus importante, dans un mouvement de pensée extrêmement puissant, dont on peut dire aujourd’hui qu’il a bouleversé le paysage philosophique allemand et international à partir des années 20 de notre siècle. La résurrection de l’ontologie en tant que discipline philosophique fondamentale, après les décennies de pensée néo-kantienne, est, en effet, liée à deux grands noms, auxquels l’avenir réservait, certes, des audiences très diverses, mais qui ont marqué chacun à sa manière la pensée philosophique contemporaine : Nicolai Hartmann et Martin Heidegger.

Ceux qui connaissent la trajectoire philosophique de Lukács ont découvert avec surprise la profonde solidarité intellectuelle qui lie sa pensée dans la dernière période de sa vie à la philosophie ontologique de Nicolai Hartmann. Il est vrai que l’effort considérable déployé par ce dernier, à travers une œuvre d’une grande richesse, pour déplacer le centre de la problématique philosophique de l’épistémologie vers l’ontologie, pour interroger avant tout la ratio essendi des choses, en subordonnant la ratio cognoscendià celle-ci, et pour réactualiser ainsi une grande tradition métaphysique, qui va d’Aristote à travers l’ontologie médiévale jusqu’à Kant et à la Logique de Hegel, n’a pas eu les suites escomptées. Si l’on en juge d’après le silence, de plus en plus lourd, qui a entouré l’œuvre de Hartmann dans les décennies qui ont suivi sa mort (1950), on peut même croire que sa tentative pour rétablir l’ontologie dans ses droits, s’est soldée par un échec. La prééminence de l’existentialisme et du néo-positivisme sur la scène de la philosophie contemporaine en fournissent la preuve.

La situation de Martin Heidegger est, bien sûr, tout à fait différente, car l’influence et l’audience de sa pensée n’ont cessé de s’accroître. Mais il faut reconnaître qu’après la fameuse Kehre (après la conversion, dans la période postérieure à Sein und Zeit), après que l’auteur lui-même eut renoncé au concept d’« ontologie fondamentale », le jugeant encore trop enraciné dans la tradition métaphysique de la philosophie, et surtout après qu’il eut entrepris dans de nombreux écrits la « déconstruction » (ou, plus précisément, la destruction) de cette tradition ontologique, on a commencé à oublier combien la résurrection de l’ontologie dans la philosophie contemporaine est liée à l’impulsion décisive de la pensée du premier Heidegger : les affinités profondes qui la liaient sur ce plan, malgré leurs grandes différences, voire leur opposition, avec la pensée de Nicolai Hartmann, nous semblent évidentes. C’est surtout maintenant, grâce à la publication dans la séries des œuvres complètes des cours de la période 1919-1930, entre autres, par exemple : Ontologie der Faktizität (1923), Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs (le cours donné à Marbourg en 1925), Die Grundprobleme der Phänomenologie (cours de 1927, toujours à Marbourg), Metaphysische Anfangsgründe der Logik (cours de 1927, à Marbourg), sans oublier le dernier de cette série : Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt, Endlichkeit, Einsamkeit (cours de 1929-30, à Fribourg) que le poids de cet aspect éminemment ontologique de la pensée de Heidegger peut être mesuré à sa juste valeur.

Le rapprochement Heidegger-Lukács ne doit pas sembler hasardeux, si on se rappelle les spéculations réitérées auxquelles ont donné lieu les similitudes de problématique entre la critique de la réification dans l’ouvrage de jeunesse de Lukács, Histoire et conscience de classe (Geschichte und Klassenbewußtsein) (1923) et l’analyse heideggérienne de la tension entre l’existence inauthentique et l’existence authentique de l’être-là, développée dans Sein und Zeit. Si l’attitude de Lukács à l’égard de Heidegger reste très critique dans l’Ontologie, il ne faut pas en effet oublier qu’en tant qu’Ontologie de l’être social, l’ouvrage de Lukács constitue, dans sa partie la plus intéressante, une philosophie du sujet, en accordant une place importante à l’analyse de ce qu’on pourrait appeler les niveaux phénoménologiques de la subjectivité : les actes d’objectivation, d’extériorisation, de réification et d’aliénation ou désaliénation du sujet. Cette problématique rappelle inévitablement les analyses heideggériennes de la structure ontologique du Dasein, spécifiques à la période de Sein und Zeit (bien que des différences fondamentales, séparant les deux penseurs, soient évidentes), tandis que, dans l’œuvre de Nicolai Hartmann, si nous ne nous trompons pas, le concept d’aliénation n’est même pas évoqué en tant que tel. Les sources de ces concepts lukácsiens se trouvent bien sûr dans les écrits de Hegel et de Marx (Lukács a consacré au concept d’aliénation chez Hegel, le paragraphe final de son important livre sur Le jeune Hegel), et non dans Heidegger, mais on peut rappeler en passant la présence des concepts de chosification (Versachlichung) et de réification (Verdinglichung) dans la Philosophie de l’argent de Georg Simmel (livre qui a beaucoup marqué le premier Lukács) et celui de Verdinglichung dans l’étude de Husserl, Philosophie als strenge Wissenschaft (parue dans la revue Logos en 1910-1911, la même année que l’essai de Lukács sur la Métaphysique de la tragédie), deux auteurs qui ont beaucoup influencé le premier Heidegger.

Quatre décennies après l’apparition de l’étude fondamentale de Nicolai Hartmann Comment une ontologie critique est, somme toute, possible ?(1923) et après la publication de Sein und Zeit (1927) de Heidegger, Lukács reprend, dans son Ontologie de l’être social (dont la rédaction proprement dite commence en 1964), avec des instruments intellectuels bien différents, le programme de ces deux penseurs qui visaient à reconstruire l’ontologie en tant que discipline fondamentale de la réflexion philosophique. S’il s’agissait de situer le lieu géométrique idéal de l’ontologie de Lukács par rapports à ses deux prédécesseurs, on pourrait dire, en une formule extrêmement sommaire et approximative, qu’il s’est proposé d’élaborer une « analytique de l’être-là » (le Dasein heideggérien étant conçu cette fois-ci, dans l’esprit de Marx, comme un être par définition social), avec des catégories et des concepts beaucoup plus proches de l’ontologie réaliste de Nicolai Hartmann.

Lukács était persuadé à la fin de sa vie que c’était dans son Ontologie qu’il avait donné une expression essentielle et définitive à sa pensée (même si, on l’a vu, il n’était pas tout à fait satisfait de son manuscrit. « L’Ontologie est une science philosophique encore trop jeune. Je n’ai pas réussi à y exprimer mes idées comme je l’ai fait dans l’Esthétique... » - nous confiait-il lors d’une de nos dernières rencontres, en mars 1971). Il avait l’habitude de dire que c’est le privilège de quelques génies de la philosophie, tels Aristote ou Marx, d’avoir clarifié, très tôt, à vingt ans, l’essentiel de leur pensée novatrice ; pour les autres, pour le commun des mortels, il peut arriver, comme c’était, disait-il non sans humour, son cas, que c’est seulement vers 80 ans, qu’ils réussissent à éclaircir l’essentiel de leur philosophie.

L’itinéraire intellectuel de Lukács a en effet connu tant d’avatars et de conversions spectaculaires, depuis le néo-kantisme et la Lebensphilosophie de ses premiers écrits (outre Georg Simmel et Max Weber, il a compté parmi ses amis plus âgés Emil Lask, le moins orthodoxe des néo-kantiens de la Südwestdeutsche Schule, qui a beaucoup influencé Heidegger), en passant par le marxisme fortement hégélianisé, manifeste dans son livre Histoire et conscience de classe, jusqu’au marxisme rigoureux de sa période de maturité (période qui commence au début des années trente), qu’on peut se demander sous quel angle il faut éclairer son Ontologie de l’être social pour y déceler le dénouement d’un si laborieux itinéraire.

Cet ouvrage de Lukács était attendu pour des raisons qui ne sont pas toutes philosophiques. Le destin intellectuel du penseur a été fortement marqué par son engagement, de plus de 50 ans, dans le mouvement communiste (il est devenu membre du Parti communiste hongrois en décembre 1918, il l’est resté jusqu’à la fin de sa vie, avec une suspension de 11 ans, après les événements d’octobre 1956, pendant lesquels il se trouvait du côté des insurgés en tant que ministre du gouvernement Imre Nagy). En tant que conclusion d’un long cheminement, l’Ontologie devrait permettre de décider enfin si la pensée de Lukács avait effectivement subi, après l’abandon de certaines positions de son livre, longtemps le plus fameux, Histoire et conscience de classe, et après la traversée de la période stalinienne, une involution comparable à un sacrifizio dell’intelletto (ainsi que l’affirmait Adorno, ainsi que l’avait affirmé avant lui, mais avec beaucoup plus de nuances, Maurice Merleau-Ponty dans les Aventures de la dialectique) ; ou si, au contraire, en mûrissant, elle est arrivée à fournir une vraie théorie universelle des catégories de l’existence, capable de prémunir la conscience contre toute forme d’aliénation; si, enfin, le philosophe est arrivé, grâce notamment à la formulation d’un concept bien articulé de la vraie humanitas de l’homo humanus, (de ce que lui-même appelle la Gattungsmäßigkeit-für-sich - la spécificité du genre humain-pour-soi, et qui constitue le point d’orgue de son Ontologie) à prendre effectivement de la hauteur et à dissiper la méfiance qui l’avait si longtemps entouré.



[1] 

[2] La lettre est encore inédite, nous avons pu la consulter aux Archives-Lukacs de Budapest.

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Nicolas Tertulian : La Structure de l’Ontologie

Publié le par max92

Deuxième partie de la préface à l'Ontologie de l'être social

La publication intégrale, dans la version originale, de l’Ontologie de l’être social a eu lieu à un moment qui semblait peu favorable à une réception adéquate. Édités en 1984 et 1986 par Luchterhand, en Allemagne Fédérale, les deux volumes de cette œuvre ont vu le jour à une distance de 13 et 15 ans après la disparition de l'auteur : il s'agit donc bel et bien d'un opus postumum. Le paradoxe fait qu'au moment où « l'effondrement du marxisme » était présenté par la plupart des médias comme une évidence, l'Ontologie de Lukács surgit comme la plus ambitieuse et la plus importante reconstruction philosophique de la pensée de Marx qu'on ait pu enregistrer ces dernières décennies. L’ouvrage est divisé en deux parties, la première à caractère plutôt historique (les chapitres sur le néopositivisme et l’existentialisme, sur Nicolai Hartmann, sur Hegel et sur Marx, appartiennent à cette partie), la seconde à caractère prépondérant théorique, incluant les chapitres sur le travail, la reproduction, l’idéologie et l’aliénation. La traduction française est inaugurée par le volume présent, qui inclut les deux premiers chapitres de la seconde partie de l’ouvrage, consacrés au Travail et à la Reproduction. Le volume suivant va présenter la traduction des chapitres sur l’Idéologie et l’Aliénation (sa parution est prévue pour le mois de mars 2012) et un troisième tome va inclure la partie historique. Il faut rappeler que la traduction des Prolégomènes à l’Ontologie de l’être social, dernier texte rédigé par l’auteur en guise d’introduction à son ouvrage, est sortie aux éditions Delga en 2009.

Aboutissement d'une trajectoire extrêmement longue ‒ le premier livre de l'auteur, Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas, était terminé dans une première version en 1908 et la dernière touche à l'Ontologie a été apportée en 1970, année de la rédaction des Prolégomènes ‒ cette œuvre de Lukács apporte incontestablement quelques nouveautés dans le paysage de sa pensée. Le philosophe y entame, pour la première fois dans un ouvrage systématique, la critique du néo-positivisme, par exemple de certains écrits de Carnap, ou du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Le néopositivisme lui apparaît comme la caution philosophique du règne de la manipulation. On peut même affirmer que le tournant vers l'ontologie est chez lui une réaction énergique contre une certaine hégémonie du néopositivisme sur la scène philosophique : devant les tentatives d'une homogénéisation de plus en plus marquée de la vie sociale, soumise aux impératifs du calcul et de la quantification, l'Ontologie de l'être social doit faire valoir l'hétérogénéité et la différenciation extrêmes du tissu social, en opposant une fin de non-recevoir à la mainmise sur les individus et à la manipulation. Heidegger et Lukács se rencontrent dans leur refus de la cybernétisation de l'existence, ainsi que dans leurs mises en garde contre l'emprise de la manipulation génétique de la vie humaine, mais les solutions qu'ils proposent sont, ainsi qu'on pouvait s'attendre, à l'opposé l’une de l'autre. L'ontologie heideggérienne est en fait la cible des critiques de Lukács. Tout en gardant l'essentiel des objections de principes formulées dans son ouvrage antérieur, Die Zerstörung der Vernunft (La Destruction de la Raison), il dénonce dans l'Ontologie la carence de l'analytique du Dasein sur le terrain éthique. En analysant, par exemple, la fameuse dualité heideggérienne entre l'existence inauthentique et l'existence authentique, thème central de sa propre réflexion aussi, Lukács remarque l'absence de contenu éthique positif des catégories comme das Gewissen (la conscience) ou die Entschlossenheit (la résolution), et l'abstraction sur laquelle débouche la transcendance du Dasein. à la profondeur énigmatique de l'Être heideggérien, véritable pendant du silence exigé par Wittgenstein devant les grands problèmes de l'existence (l'expression hégélienne « leere Tiefe » (profondeur vide) figure en exergue au chapitre sur le néopositivisme et l'existentialisme), il oppose une image richement articulée de l'être, fondée sur le principe hartmannien de la stratification progressive des niveaux d'existence. Mais le véritable principium movens de l'Ontologie de l'être social doit être cherché ailleurs.

Lukács était parfaitement conscient de l'extraordinaire appauvrissement subi par la pensée marxiste durant l'époque stalinienne. à ses yeux, le stalinisme était non seulement une période de « profonde inhumanité » et de crimes, mais aussi un ensemble de vues théoriques qui ont perverti la pensée de Marx dans sa substance même. L'Ontologie de l'être social représente un gigantesque effort de réexaminer pas à pas des catégories fondamentales de la pensée de Marx afin de redonner au marxisme sa densité et sa substantialité. Ouvrage de synthèse, conçu dans les années soixante, l'Ontologie devait faire aussi le point sur les débats qui avaient agité la pensée marxiste des dernières décennies. La glorification de son ouvrage de jeunesse Geschichte und Klassenbewußtsein (Histoire et conscience de classe) et la mise en cause de son œuvre tardive étaient devenues monnaie courante dans certains milieux intellectuels. L'Ontologie lui donnait l'occasion de fournir des éclaircissements sur les problèmes fondamentaux du marxisme et le bien-fondé de sa propre évolution.

Prenons comme exemple le concept de nécessité en histoire, qui nous semble un des points de départ de sa pensée ontologique. Dans ses conversations avec Istvan Eörsi et Erzsébet Vezer au sujet de son autobiographie, Gelebtes Denken,(Pensée vécue) Lukács affirme à un certain moment que les origines de l'interprétation logicisante et nécessitariste de l'histoire, qui a eu cours pendant la période stalinienne, mais aussi auparavant, à l'époque de la Seconde Internationale, remontaient à Friedrich Engels. Ainsi qu'il l'avait déjà fait à plusieurs reprises dans l'Ontologie, il n'hésite pas à mettre en cause le compagnon de Marx afin de distinguer la pensée authentiquement ontologique de l'auteur du Capital, de l'interprétation encore trop imprégnée de logicisme hégélien, selon lui, qu'en donnait Engels. L'intérêt de ce passage réside évidemment dans le fait que sur le plan strictement philosophique, Engels est d'une certaine façon tenu responsable de la déformation stalinienne du marxisme : «Une chose est à mon avis essentielle ‒ et sans cette déformation le stalinisme n'aurait pas été possible : Engels et, à sa suite, quelques sociaux-démocrates ont adopté ce point de vue de la nécessité logique à propos de l'influence de la société, à la différence de Marx, qui, lui, parle d'un rapport social réel. Marx dit en effet toujours que x membres d'une société donnée réagissent de x manières vis-à-vis d'un système de travail donné et que ce sont ces x réactions qui se retrouvent synthétisées dans le processus propre à cette société. On ne peut donc plus, de ce fait, parler de nécessité au sens ou deux fois deux font quatre. [1]

Lukács identifie chez Engels une certaine distorsion du rapport entre l'universel et le particulier, ou plus précisément entre la nécessité et la contingence. La sous-estimation du poids des contingences et le crédit excessif accordé à la force coercitive de la nécessité, qui régirait l'histoire comme une force impersonnelle, lui semblaient des réminiscences hégéliennes.

La critique adressée par Nicolai Hartmann à la philosophie hégélienne qui, selon lui, privilégiait indûment le rôle de l'universel logique et minimisait le poids des individus et de leurs actions singulières, a trouvé un écho chez Lukács : les reproches qu'il fait à Engels s'accordent sur ce point avec les objections de Hartmann à Hegel.

Dans l'introduction à son livre Möglichkeit und Wirklichkeit, Nicolai Hartmann écrit à propos de la philosophie hégélienne de l'histoire « qu'elle fait valoir comme historiquement "réel" (geschichtlich-« wirklich ») seulement ce qui est réalisation de "l'idée" (« eines substantiell wirkenden geistigen Prinzip » d'un principe spirituel agissant d'une façon substantielle ) », tandis que la grande masse des hommes, des événements, des destins reste "irréelle" (« unwirklich ») et rejoint le tas de décombres de l'histoire (« zum Schutt der Geschichte zurückfällt ») : « Das Metaphysisch-Gewaltsame des teleologischen Wirklichkeitsbegriffes leuchtet vielleicht nirgends erschreckender ein als an dieser späten Überspitzung» [2] (Jamais la violence métaphysique du concept téléologique de la réalité n'apparaît plus effroyable que dans cette exagération tardive).

Nicolai Hartmann a insisté dans ses travaux sur le fait que la nécessité est une catégorie modale subordonnée à la réalité (à l’« effectivité ») et aux déterminations inscrites dans les phénomènes. Lukács reprend les analyses de Hartmann en mettant l'accent sur le caractère relatif et conditionné de la nécessité : si dans un contexte déterminé un certain nombre de conditions sont réunies, alors l'effet qui en découle a un caractère nécessaire et irréversible. Lukács parle par conséquent d'une Wenn-dann-Notwendigkeit (une nécessité du si-alors). Loin d'avoir un caractère tout-puissant et transcendant, la nécessité apparaît toujours en fonction des déterminations du réel et exprime les connexions qui en découlent ; en changeant les prémisses (qui peuvent surgir d'une manière imprévue et « contingente » par rapport au contexte donné), on change aussi le cours des phénomènes. La rationalité des événements ne peut être établie que post festum, et toute tentative de les couler dans des moules préétablies (à partir d'une grille apriorique de rationalité) ne peut qu'être sanctionnée par un échec.

Dans le chapitre de l'Ontologie consacré à Marx, il fait grief à Engels d'avoir mal résolu le dilemme « historisch oder logisch », formulé à propos de la conception marxienne de l'histoire. Engels avait affirmé en s'occupant de la Critique de l'économie politique de Marx que la compréhension de l'histoire exige comme seule méthode adéquate « die logische Behandlungsweise » (la modalité logique d'interprétation) : « Diese ist in der Tat nichts anders als die historische, nur entkleidet der historischen Form und der störenden Zufälligkeiten. » (Celle-ci n'est autre chose que la méthode historique, mais dépouillée de la forme historique et des contingences perturbatrices). « Geschichte entkleidet der historischen Form ! »(L’histoire dépouillée de la forme historique !)- s'exclame ironiquement Lukács, et il ajoute : « Darin steckt vor allem der Rückgriff von Engels auf Hegel ». [3] (Ici se cache avant tout le recours d’Engels à Hegel).

Cet exemple permet de comprendre la tendance profonde de l'Ontologie de Lukács. Son but est de mettre en cause deux déformations symétriques de la pensée de Marx, qui ont contribué à entamer ou ruiner sa crédibilité. Le déterminisme univoque, qui absolutise la puissance du facteur économique, en enlevant leur efficacité aux autres complexes de la vie sociale, est condamné avec une non moindre vigueur que l'interprétation téléologique, qui fétichise la nécessité en considérant chaque formation sociale ou chaque action historique comme des étapes dans la marche vers la réalisation d'un but immanent ou transcendant. C'est l'épithète «perturbatrices», appliquée aux contingences, qui a fait réagir Lukács, car elle lui rappelait une certaine tendance hégélienne de privilégier la catégorie de la nécessité. (« das wahre Denken ein Denken der Notwendigkeit ist » ‒ la pensée vraie est une pensée de la nécessité ‒, avait écrit Hegel, dans une addition au paragraphe 119 de son Encyclopédie.)

Sollicité en 1967 de collaborer à un volume d'hommage à Wolfgang Abendroth, Lukács s'est décidé à publier pour la première fois un fragment de son Ontologie (le texte a été imprimé avant sa sortie en volume par la revue Forum de Vienne). Il est significatif qu'il ait choisi les pages du chapitre consacré à Marx où il est question du rationalisme outrancier dans l'interprétation de l'histoire. En occultant la diversité et l'hétérogénéité des composantes du processus historique, ainsi que le poids des catégories de possibilité et de contingence, ce rationalisme en arrivait à sacrifier à une vision rectiligne et monolithique l'inégalité du développement des différents complexes. Le stalinisme était directement visé, car Lukács soulignait avec force, en s'appuyant sur Lénine, le caractère, par définition, non-classique du développement du socialisme en Union Soviétique, (la canonisation du modèle soviétique était un des piliers du stalinisme). En appelant plus tard, dans ses conversations avec Eörsi et Vezér, le stalinisme un « hyper-rationalisme » (en 1956, il avait parlé d'un « idéalisme volontariste »), il ne faisait que dénoncer la même tendance de violenter l'histoire en substituant des schémas réducteurs, à caractère déterministe ou téléologique, à la rationalité extrêmement différenciée et complexe du processus historique.

Le tournant vers l'ontologie s'était donc produit chez Lukács sur le fond d'une double réaction. Devant la tendance du néopositivisme à réduire la réalité à son appréhension cognitive, à ce qui est en elle mesurable et réductible à des termes logiques, et à évacuer les problèmes ontologiques comme appartenant à la sphère de la « métaphysique », il entendait rétablir en ses droits l'autonomie ontologique du réel, sa totalité intensive et son irréductibilité à la pure manipulation. L’hégémonie du néopositivisme était illustrée par l'affirmation provocatrice selon laquelle le rôle joué aujourd'hui par la pensée de Carnap est comparable à celui de la pensée de Thomas d'Aquin au Haut Moyen Age. [4] D'autre part, la tendance du marxisme dogmatique à privilégier la catégorie de nécessité, en hypertrophiant son rôle dans l'histoire, a engagé Lukács à scruter en profondeur les rapports entre les catégories modales (possibilité, nécessité, contingence) et l'a déterminé à réexaminer de façon critique les fondements mêmes de la pensée de Marx. Il ne faut pas oublier que l'Ontologie de l'être social est née sur le fond d'un vaste chantier de recherches. Après plusieurs années d'investigations consacrées aux problèmes d'éthique (le volume publié par les Archives-Lukács, Versuche zu einer Ethik, en apporte la preuve), il s'était rendu compte que la spécificité de l'activité éthique ne se laisse pas établir en dehors d'une réflexion d'ensemble, à caractère contrapunctique, sur les principales composantes de la vie sociale (économie, politique, droit, religion, art, philosophie): l'Ontologie de l'être social représente la concrétisation de ce vaste programme totalisant, destiné à préparer l'Éthique.

Un des buts de l'Ontologie de l'être social était justement, nous l'avons vu, de dissiper le préjugé très répandu qui identifiait la pensée de Marx à une simple variante matérialiste de la philosophie hégélienne de l'histoire, variante qui serait née d'une conversion de l'automouvement de l'Idée logique en un automouvement à caractère également finaliste, des rapports de production.

La définition hartmannienne des catégories comme étant des « principes de l'être» (Seinsprinzipien), et non des « essences logiques » (logische Wesenheiten), définition qui frappait le téléologisme à sa racine, a pu paraître à Lukács en parfaite convergence avec la caractérisation proposée autrefois par Marx : « Daseinsformen, Existenzbestimmungen » ‒ formes de l'être, déterminations de l'existence. Il s'est trouvé ainsi en consensus avec la critique de Hartmann contre la réduction kantienne des catégories à des simples «déterminations de l'entendement» (Verstandesbestimmungen), dont le corollaire était la primauté de la théorie de la connaissance dans la problématique philosophique, et surtout avec le désaveu énergique infligé par Hartmann aux néo-kantiens, qui avaient décrété, par un véritable coup de force philosophique, la suppression de la chose en soi.

La coïncidence des deux démarches est presque parfaite en ce qui concerne l'analyse du rapport entre téléologie et causalité. Ce couple catégoriel est pour Lukács la clef de voûte d'une juste compréhension de la vie sociale. Dans son livre Le jeune Hegel, il avait souligné la nouveauté du point de vue de Hegel par rapport à celui de Hobbes et de Spinoza ; en découvrant le rôle du travail dans la genèse de la vie sociale, Hegel aurait fait valoir l'irréductibilité de l'activité finaliste au simple enchaînement spontané des causes efficientes. Lukács allait donc se retrouver dans un paysage familier en lisant les analyses de Nicolai Hartmann qui soulignait avec vigueur l'hétérogénéité qualitative entre le nexus final et le nexuscausal, ainsi que la dépendance nécessaire du premier par rapport au second [5]. La position téléologique (die teleologische Setzung) ne peut émerger qu'un utilisant les chaînes causales, car la causalité préexiste nécessairement à l'activité finaliste (Hartmann parle du nexus final comme d'une « Überformung der Kausalität », comme surformation des chaînes causales) : les chaînes causales sont, dans l'immanence de la réalité, infinies, tandis que la conscience instituante se meut toujours dans des horizons délimités. Lukács voit dans la tension dialectique entre téléologie et causalité, entre les représentations de la conscience qui fixe ses buts et la réalité incontournable des chaînes causales, le principium movens de l'acte du travail.

En identifiant dans la « position téléologique » la cellule génératrice (l'Urphänomen, le phénomène originaire) de la vie sociale et dans la prolifération des « positions téléologiques » le contenu dynamique de cette vie, Lukács rend impossible la confusion entre la vie de la nature et la vie de la société : la causalité spontanée, par définition non-téléologique, domine la première, tandis que la deuxième est constituée par les actes finalistes des individus. Mais la connexion indissoluble entre finalisme et causalité lui permet de démontrer aussi bien le caractère irréductible du monde des valeurs, produits de la conscience instituante (les buts ne sont jamais des épiphénomènes de la causalité naturelle), que leur enracinement nécessaire dans le réseau des chaînes causales, objectives et subjectives. Son ontologie de l'être social a donc pour fondement une théorie dialectique de la genèse des valeurs.

L'effort de rendre justice à la spécificité de chaque type de position téléologique, en prenant en compte aussi bien leur interaction nécessaire que la loi interne de chacune, mène à des résultats importants. La société est définie comme un « complexe de complexes ». En soulignant l'hétérogénéité de chaque complexe par rapport à l'autre, y compris de ceux qui sont le plus intimement liés (par exemple le droit et l'économie), et en faisant valoir la logique irréductible de chacun, Lukács arrive à battre en brèche la conception rectiligne et monolithique du progrès historique.

C'est l'inégalité dans le développement des différents complexes sociaux, esquissée par Marx dans un texte fameux, qui le préoccupe essentiellement : il ne cesse de rappeler, par exemple, que la logique du droit et la logique de l'économie sont loin d'être parfaitement congruentes, car les rapports juridiques sont le résultat d'une option relativement autonome, qui n'est jamais un simple épiphénomène des rapports économiques ; ou encore que progrès économique et progrès moral sont loin de coïncider, car la logique du développement économique et l'auto-affirmation de la personnalité humaine sont parfois asymétriques, ayant chacune sa trajectoire propre et sa légalité irréductible (ce qui n'exclut pas les connexions en profondeur, car un projet éthique qui ferait abstraction de l'état des rapports de propriété est difficilement concevable).

La discrimination entre les différents types de position téléologique est fondée, en dernière instance, sur la distinction entre les actions exercées sous les impératifs de la contrainte (économique avant tout) et celles qui bénéficient d'un plus large espace de choix et de libre décision. Nous arrivons ainsi à un point crucial de la démonstration lukácsienne : la façon dont l'auteur de l'Ontologie de l'être social conçoit le rapport entre téléologie et causalité dans l'immanence de la vie sociale. La thèse fondamentale est que les processus sociaux sont déclenchés exclusivement par les actes téléologiques des individus, mais que la totalisation de ces actes dans une résultante aurait un caractère éminemment causal, dépourvu de finalisme. Cette thèse a pu paraître si paradoxale ou si difficile à accepter que les premiers lecteurs du manuscrit de l'Ontologie de l'être social (F. Feher, Agnes Heller, G. Markus, M. Vajda) en ont tiré la conclusion que deux ontologies divergentes et incompatibles l'une avec l'autre coexistaient dans le texte de Lukács : une dominée par le concept de nécessité, encore tributaire du marxisme traditionnel, et une autre dont le centre de gravité serait l'auto-émancipation de l'homme, donc à caractère finaliste (la formulation nous appartient, mais elle essaie de dégager l'essentiel de leurs objections). [6]

Pour comprendre le raisonnement de Lukács, il faut se rappeler sa thèse philosophique principale, qu'il partage d'ailleurs avec Nicolai Hartmann : les positions téléologiques des individus n'arrivent jamais à exercer un empire absolu, dans la mesure où elles n'existent que par la mise en mouvement des chaînes causales : le résultat des actions de chaque individu n'est jamais totalement coextensif à ses intentions, car le résultat de l'action de chaque sujet interfère avec le résultat des actions des autres ; la résultante finale échappe par définition aux intentions des différents sujets particuliers. Le processus social dans sa totalité apparaît comme le résultat de l'interaction des multiples chaînes causales, mises en mouvement par les différents acteurs sociaux : la résultante dépasse donc nécessairement les intentions individuelles, elle a, selon, Lukács, un caractère causal et non téléologique.

Sous le signe de cette thèse générale, il peut distinguer entre les actions déclenchées chez les individus par les impératifs de la reproduction économique, actions caractérisées par une sorte d'urgence vitale et exécutées « sous peine de naufrage », et les actions développées dans des zones plus éloignées de l'activité économiques immédiate, ou le « coefficient d'incertitude » (Unsicherheitskoeffizient) sur leur issue est plus grand. Mais le développement des aptitudes et des qualités requises par les impératifs de la croissance économique (le développement des forces productives) ne signifie pas nécessairement le développement harmonieux de la personnalité. C'est dans ce sens qu'il peut faire à un certain moment, dans les Prolégomènes, une comparaison hasardeuse, entre le niveau moral d'une sténodactylographe moyenne d'aujourd'hui et celui d'Antigone ou d'Andromaque : la première lui semble posséder sans doute plus de possibilités, quantitativement parlant, mais sous le rapport moral la différence de niveau entre l'héroïne antique et cette figure standard de la « société de masse » s’avère très grande. [7]

La partie la plus intéressante de l'Ontologie de l'être social, nous l’avons souligné, est consacrée à ce qu'on pourrait appeler une phénoménologie de la subjectivité. Les distinctions entre objectivation (Vergegenständlichung) et extériorisation (Entäußerung), entre réification « innocente » et réification aliénante, entre la multiplication des qualités ou des aptitudes et leur synthèse dans l'harmonie de la personnalité morale, entre le genre humain en-soi et le genre humain pour-soi, appartiennent à ce chapitre. L'aliénation est définie comme étant justement la contradiction entre le développement des qualités et le développement de la personnalité. En prolongeant les analyses hégéliennes du chapitre sur « la conscience malheureuse » dans la Phénoménologie de l'esprit, ou la distinction de Hegel entre l'esprit objectif et l'esprit absolu, Lukács peut montrer combien est complexe et laborieux le chemin vers une authentique désaliénation. Si à ses yeux la plupart des objectivations de l'espèce humaine (les institutions politiques, juridiques, religieuses, etc.) sont nées pour assurer le fonctionnement du genre humain en-soi, les grandes actions morales, le grand art et la vraie philosophie incarnent dans l'histoire les aspirations du genre humain pour-soi. Les meilleures pages de l'Ontologie de l'être social sont peut-être celles qui analysent la tension entre ces aspirations irrépressibles vers une authentique humanitas de l'homo humanus et le puissant échafaudage de mécanismes économiques, d'institutions et de normes qui assurent la reproduction du statu quo social.

Une continuité profonde existe, de toute évidence, entre Le jeune Hegel et l’Ontologie de l'être social : les analyses consacrées dans le premier ouvrage aux « figures de la conscience » (die Gestalten des Bewußtseins), établies dans la Phénoménologie de l'esprit, au fameux processus de l'aliénation du sujet et à la révocation de cette aliénation (die Entäußerung und ihre Rücknahme) sont relayées dans le second ouvrage par des analyses consacrées aux différents niveaux de la subjectivité (subjectivité « naturelle » de la vie quotidienne, réification, aliénation, espèce humaine en-soi et espèce humaine pour-soi) et au long et compliqué trajet qui mène à la véritable existence non-aliénée du genre humain.

A titre d'exemple, on pourrait citer la façon dont Lukács reprend l'analyse hégélienne de la « conscience malheureuse », illustrée par la crise qui marque l'antiquité tardive. La dissolution de la Polis a jeté les individus dans une existence purement « privée » en leur faisant perdre le sens immanent de leur vie. La conscience des individus à cette époque apparaît comme une conscience scindée ou écartelée. Le stoïcisme et l'épicuréisme se sont efforcés d'y apporter des réponses. L'analyse que Hegel consacre dans la Phénoménologie de l'esprit (le paragraphe sur « la conscience malheureuse ») à cette conscience scindée décèle une séparation entre le plan de l'« inessentialité » et le plan de l'« essentialité » de la conscience, entre la conscience de soi « changeante » et la conscience de soi « immuable ». Lukács identifie la conscience inessentielle ou changeante à celle des individus accaparés par une existence quotidienne dénuée de sens intérieur, portant le sceau de la plus pure « particularité » ; ceux-ci projettent leur besoin d'essentialité dans l'irréalité d'un être abstrait, localisé dans la transcendance. La conscience malheureuse se meut entre le besoin de l'individu de se libérer du néant de son « inessentialité instable » (das unbeständig Unwesentliche), qui est sa condition réelle, et la recherche du salut dans une « essentialité » irréelle ; pour Lukács, elle est une modalité de pérenniser le besoin religieux, car elle canonise la tension entre une existence purement « créaturale » ou « particulière » et la volonté d'accéder à « l'essentiel » et à « l'immuable », en s'échappant de la cage que représente l'existence terrestre. L'abandon de ce dualisme rigide est, aux yeux de l'auteur de l'Ontologie de l'être social, la véritable solution. [8] Il faut découvrir dans l'immanence de la vie quotidienne les médiations concrètes qui permettent de briser les réifications aliénantes et de réaliser dans l'effectivité historique une existence non-aliénée.



[1] G. Lukács, Gelebtes Denken. Eine Autobiographie im Dialog, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1981, pp. 173-174 ; Pensée vécue. Mémoires parlés, trad. fr. de Jean-Marie Argelès, Paris, l'Arche, 1986, pp. 147-148.

[2] Nicolai Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit, op.cit., p. 22. Les critiques adressées ici par N. Hartmann à la philosophie hégélienne de l’histoire sont sûrement excessives et en tant que telles difficilement acceptables ; elles sont pourtant significatives pour son combat contre la fétichisation de la nécessité dans l’histoire, combat dont on trouve l’écho chez Lukacs.

[3] Georg Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, I Halbband, op.cit., pp. 643-644.

[4] Ibid.. II. Halbband, p. 633 et 729.

[5] Nicolai Hartmann, Teleologisches Denken, Berlin, Walter De Gruyer & Co., 1951.

[6] F. Feher, A. Heller, G. Markus, M. Vajda, Aufzeichnungen für Genossen Lukács zur Ontologie, op. cit., pp. 232 et suiv.

[7] Georg Lukács, op. cit. I Halbband, p. 178, trad. fr. Prolégomènes à l’Ontologie de l’être social, Delga 2009, p. 241.

[8] Ibid., II Halbband, pp. 590-595.

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Nicolas Tertulian : De la méthode ontologique-génétique en philosophie

Publié le par max92

Troisième partie de la préface à l'Ontologie de l'être social

Le statut de Lukács dans le paysage philosophique contemporain est loin d’être élucidé. Le philosophe met pourtant en œuvre une méthode originale de pensée, qui apporte des solutions inédites et fécondes à plusieurs grands problèmes de la réflexion philosophique : par exemple celui du rapport entre l’intentionnalité de la conscience et le réseau des chaînes causales objectives ou celui de la relation entre « l’historicité » et la « transcendantalité » des grandes catégories de l’esprit (art, science, religion, philosophie).

Le caractère ontologique singularise sa pensée parmi les théories contemporaines de la vie sociale. Sans doute, des penseurs comme Nicolai Hartmann ou Roman Ingarden l’ont précédé dans la prééminence accordée à l’intentio recta (l’orientation vers la réalité dans son autonomie ontologique) par rapport à l’intentio obliqua (l’attention dirigée vers la réflexivité de la conscience), mais Lukács a été le premier à entreprendre une généalogie des multiples activités de la conscience et de leurs objectivations (l’économie, le droit, la politique et ses institutions, l’art ou la philosophie) à partir de la tension dialectique entre subjectivité et objectivité. On peut définir sa méthode comme « ontologique-génétique », car elle s’attache à montrer la stratification progressive des activités du sujet (par exemple : activité utilitaire, activité hédoniste et activité esthétique), en indiquant les transitions et les médiations, jusqu’à circonscrire la spécificité de chacune en fonction du rôle qu’elle remplit dans la phénoménologie de la vie sociale. Benedetto Croce a construit lui aussi une « philosophie de l’esprit », fondée sur la circularité des activités de la conscience (l’utile ou la vitalità, l’arte, la volontà pratica et l’attività concettuale ou riflessiva), mais son postulat de base est celui d’une « Psychologie Transcendantale », fondée sur l’apriorisme et la trans-historicité des catégories de l’esprit. Lukács se propose de mettre en évidence la genèse des catégories fondatrices elles-mêmes, à partir de leur fonction spécifique dans l’économie de l’esprit. Son projet est donc celui d’une « Ontologie de l’être social » et non celui d’une « psychologie transcendantale ».

Une ligne de clivage très nette sépare aussi sa démarche de « l’ontologie fondamentale » de Heidegger ou de « l’ontologie phénoménologique » développée par Sartre dans L’être et le néant [1]. La critique principale adressée par Lukács à « l’être-dans-le-monde » heideggérien est d’avoir ignoré le rôle fondamental du travail, donc de l’échange matériel entre la société et la nature, dans la constitution du Dasein (de la réalité-humaine, nous gardons la traduction proposée par Henry Corbin). On ne peut arriver à une vraie théorie de l’intersubjectivité, de la constitution d’un Mit-sein (pour utiliser la terminologie heideggérienne) sans prendre en compte la socialité consubstantielle à l’acte du travail, donc sans rendre justice au métabolisme entre société et nature. Günther Anders a pu observer que le Dasein heideggérien ignore la contrainte primordiale de la faim ; il a mis en évidence l’absence du monde des besoins dans la phénoménologie du Dasein [2]. L’ontologie du Dasein est pour Lukács comme pour Anders, comme pour Herbert Marcuse aussi, une forme de « pseudo-concrétion », car elle fait abstraction du véritable enracinement ontologique de la réalité-humaine et de la genèse dialectique de ses qualités spécifiques. Mutatis mutandis, les mêmes critiques sont adressées par Lukács à l’ontologie phénoménologique de Sartre. La fidélité de ce dernier au concept heideggérien de l’homme comme « être-jeté» (la fameuse Geworfenheit), plus exactement à l’idée de pure « contingence » de l’existence humaine, est vivement contestée par Lukács, qui fonde son anthropologie philosophique sur la synthèse entre les déterminations nécessaires et les déterminations contingentes dans la genèse de la personnalité.

La résistance rencontrée par la pensée du dernier Lukács est due en grande partie à son adhésion à ce qu’il faut bel et bien appeler le « réalisme ontologique » (qui n’est qu’une autre dénomination pour le concept de « matérialisme »). La transcendance de l’être par rapport à l’activité réflexive de la conscience, donc l’autonomie ontologique de « l’être-en-soi » (das Ansichseiende, dont parlent à l’unisson Nicolai Hartmann et Lukács) est un postulat philosophique qui a été vivement récusé entre autres par Adorno, mais aussi par Merleau-Ponty, qui y ont vu un retour à une ontologie précritique, pré-kantienne ou pré-hégélienne. Dans son cours donné pendant l’année universitaire 1960-61 à l’Université de Francfort sous le titre Ontologie et Dialectique (l’enregistrement a été publié en 2002 en tant que 7ème volume des écrits posthumes), Adorno se déclarait même solidaire de Heidegger, son grand adversaire à l’époque, dans le désaveu infligé à l’ontologie réaliste de Nicolai Hartmann [3]. Mais déjà plus de dix ans auparavant, en couchant sur papier ses réflexions critiques sur le texte consacré par Lukács à la Lettre sur l’Humanisme [4], sous le titre Heidegger redivivus [5], Adorno croyait déceler dans la dualité être-conscience, affirmée par Lukács, un glissement vers une pensée non-dialectique [6].

Lukács a pris connaissance tardivement des grands travaux ontologiques de Nicolai Hartmann (après avoir fini son Esthétique, en 1960), mais il y a perçu immédiatement ce qui les rapprochait. L’auteur de Zur Grundlegung der Ontologie [7] et Der Aufbau der realen Welt [8] se révélait un allié de poids pour sa propre critique de la phénoménologie de Husserl et de la pensée de l’Être de Heidegger. L’École de Francfort dans son ensemble est restée en revanche insensible au tournant ontologique de la philosophie, préconisé par Hartmann. La méfiance de Horkheimer et d’Adorno à l’égard du concept même d’ « ontologie » est bien connue. Dans son cours Ontologie et Dialectique, Adorno reproche à Hartmann de pratiquer une interprétation statique de la dualité sujet-objet, en accordant à l’objet une autonomie ontologique qui ferait abstraction du travail médiateur de la subjectivité. Il avait formulé dix ans auparavant, comme on l’a vu, le même reproche au matérialisme dialectique de Lukács, en identifiant dans son réalisme ontologique une réification de la pensée (et pourtant Adorno se considérait lui-même comme un dialecticien matérialiste). Les raisons philosophiques profondes qui ont déterminé Lukács à se détacher de son ouvrage de jeunesse Histoire et conscience de classe [9] lui échappaient. Admettre la transcendance de l’être par rapport à l’activité réflexive de la conscience et identifier l’être avec l’objectivité (die Gegenständlichkeit), selon la fameuse thèse de Marx, exposée dans Manuscrits de 1844 : « Ein ungegenständliches Wesen ist ein Unwesen » (un être non-objectif est un non-être) [10], n’a rien à voir avec une quelconque réification de la pensée. Loin de pratiquer une interprétation statique et figée de la dualité sujet-objet, Lukács fonde sa pensée sur la tension dialectique entre subjectivité et objectivité. L’Ontologie de l’être social, synthèse de ses vues philosophiques, est construite d’un bout à l’autre sur le couple catégoriel téléologie-causalité, et la position téléologique (die teleologische Setzung) y apparaît comme le noyau arborescent de la vie sociale. On est donc loin de « l’objectivisme » philosophique dénoncé par Adorno. Il est significatif que les représentants de l’École de Francfort, de Horkheimer et Adorno à Habermas et Alfred Schmidt aient gardé le silence devant les résultats de la réflexion ontologique du dernier Lukács (même si les deux premiers n’ont pu prendre connaissance de l’Ontologie de l’être social, publiée dans son intégralité après leur disparition, les Conversations de Lukács avec Abendroth, Kofler et Holz, sorties chez Rowohlt en 1967 [11], donnaient déjà une idée très nette de l’orientation générale de l’ouvrage). Très récemment encore, dans les notes accompagnant le texte Ontologie et Dialectique, Rolf Tiedemann, l’éditeur des écrits d’Adorno et de Walter Benjamin, parlait avec condescendance de la pensée de Hartmann, considérée comme un retour au « réalisme naïf », et ne manquait pas de rappeler l’intérêt du dernier Lukács pour cette pensée [12]. C’est à se demander si les représentants de l’École de Francfort et leurs disciples ont compris le sens de l’« ontologie critique » de Hartmann, dont le programme a été repris et développé par Lukács à partir de la pensée de Marx (plus ou moins inconnue à Hartmann) ; la dénomination même d’« ontologie critique » [13] montre bien que Hartmann a intégré dans sa pensée les résultats du criticisme kantien tout en s’opposant résolument, comme va le faire aussi, mutatis mutandis, Adorno, au transcendantalisme kantien, et plus précisément à la thèse sur la fonction constitutive de la subjectivité dans l’articulation du monde.

Jürgen Habermas, qui a toujours souligné l’importance du livre de Lukács Histoire et conscience de classe dans sa formation de penseur (comme Adorno et Horkheimer l’avaient fait de leur côté), a été le seul à manifester une certaine compréhension pour la préface dont Lukács accompagnait en 1967 la première réédition en langue originale du livre. Il s’agit pourtant d’un texte fondamental dans lequel Lukács explique le tournant de sa pensée vers l’ontologie et expose les raisons qui l’ont déterminé à remettre en cause l’échafaudage conceptuel de son livre le plus célèbre [14]. Dans une longue note à la fin du chapitre intitulé Von Lukács zu Adorno: Rationalisierung als Verdinglichung (De Lukács à Adorno : la rationalisation comme réification) de son livre Théorie de l’action communicationnelle [15], Habermas exprime son accord avec la correction apportée par Lukács au sujet de la « surhégélianisation de Hegel » (ein Überhegeln Hegels) pratiquée dans Histoire et conscience de classe. En effet, il ne pouvait que souscrire à l’argument de Lukács qui dans sa jeunesse voyait dans le prolétariat l’incarnation de l’identité sujet-objet dans l’histoire (réminiscence hégélienne et schellingienne greffée sur le tronc du marxisme), car lui-même était engagé dans une entreprise de « démythologisation » du marxisme et de reconstruction du matérialisme historique, émancipée de la tutelle d’une « philosophie de l’histoire » de type hégélo-marxiste. Mais l’accord de Habermas avec la pensée de Lukács se limitait à ce seul point (comme il le soulignait d’ailleurs expressis verbis [16]). Tandis que Lukács s’orientait vers une reconstruction de la pensée de Marx fidèle à une phénoménologie de la subjectivité sur une base rigoureusement matérialiste (d’où le poids de la catégorie de causalité, absente dans la réflexion de Habermas) et vers une valorisation du concept de genre humain, destiné à assurer un fondement ontologique au mouvement d’émancipation (l’héritage de la Phénoménologie de l’esprit et de la dialectique hégélienne était intégré de façon critique), Habermas, au contraire, voulait se débarrasser de la pensée totalisante du « hégélo-marxisme » (y compris du concept de Gattungsmäßigkeit, de spécificité du genre humain, traduit aussi par généricité), et cherchait des appuis dans Kant et Max Weber, dans le pragmatisme de Pierce ou de Mead, dans la philosophie analytique ou dans le « tournant linguistique ».

Si Habermas, en prenant connaissance en mai 1966 (via Agnès Heller) du projet Lukácsien d’une Ontologie de l’être social, lui a opposé une fin de non-recevoir liminaire, c’est parce qu’il percevait mal la nécessité de fonder le matérialisme historique sur une théorie générale des catégories de l’être (id est : sur une ontologie). La conception éminemment historiciste de la société, partagée par l’École de Francfort, lui apparaissait incompatible avec le retour à la grande philosophie spéculative, aux ambitions universalistes. Le groupe de disciples réunis à l’époque autour de Lukács (Heller, Fehér, Vajda et Márkus), premiers témoins de la genèse de l’Ontologie, s’est montré, en retour, sensible aux arguments de Habermas ; dans leur texte Aufzeichnungen für Genossen Lukács zur Ontologie, publié dix ans plus tard, en 1975, ils font montre d’une incompréhension des intentions réelles de l’œuvre [17].

Lukács a ressenti le besoin de remonter à la théorie aristotélicienne des catégories, à la dialectique de la dynamis et de l’energeia, de la puissance et de l’acte, afin de donner une assise ontologique solide au concept marxiste de praxis. S’il a identifié dans le travail la cellule génératrice (l’Urphänomen, le « phénomène originaire ») de la vie sociale, en analysant la façon dont les objectivations les plus complexes et les plus sophistiquées reprennent le modèle de la relation sujet-objet forgé par le travail, ce n’est pas pour réduire la vie sociale au « paradigme de travail » (comme semblait le penser Habermas et comme allait le lui reprocher clairement Agnès Heller), c’était pour démontrer comment la différenciation progressive de la vie sociale dans une multiplicité de complexes hétérogènes s’enracine dans cette activité originaire qui est le travail. Qu’est-ce qu’il y avait d’obsolète dans cette démarche qui, visant à donner des assises solides au travail de la subjectivité, à la téléologie dans la multiplicité de ses stratifications (téléologie économique, esthétique ou éthique), découvrait que l’ontologie en tant que pensée de l’être et de ses catégories (y compris les catégories modales : nécessité, possibilité, contingence) s’avérait indispensable ? Ce faisant Lukács restait fidèle à la puissante réhabilitation du concept de totalité exposé dans son ouvrage de jeunesse Histoire et conscience de classe (donc au principe hégélien : das Ganze ist das Wahre, la totalité est la vérité, vivement récusé par la dialectique négative d’Adorno), mais il l’ancrait cette fois-ci dans une interprétation génétique-ontologique de l’être, où chaque catégorie est regardée dans son surgissement historique et dans sa fonction spécifique dans l’économie de l’être. Habermas, comme avant lui Adorno et Horkheimer, ont fait un abcès de fixation sur le concept de « réification » (Verdinglichung), en réservant leur admiration pour le Lukács d’Histoire et conscience de classe. L’Ontologie de l’être social accorde toujours une place de choix au concept de réification, et surtout au concept plus vaste d’aliénation (Entfremdung), objet du dernier grand chapitre de l’ouvrage, mais là il se trouve articulé dans une phénoménologie de la subjectivité infiniment plus vaste et plus complexe, qui rend justice aussi aux activités d’objectivation (Vergegenständlichung) et d’extériorisation (Entäußerung[18], complètement absents dans Histoire et conscience de classe (les quatre catégories, bien distinctes, sont d’ailleurs tout à fait occultées, et pour cause, par le marxisme althussérien, aveugle au travail de la subjectivité, tandis que la Critique de la Raison dialectique de Sartre a eu le mérite de s’intéresser de près au moins à une partie d’entre elles).

Infléchissant sa pensée dans un sens ontologique Lukács a pris appui sur l’ontologie de Nicolai Hartmann, non sur l’« ontologie fondamentale » de Martin Heidegger, et on comprend parfaitement ses raisons. Hartmann a été le premier philosophe important à interroger de façon fort critique le postulat même de la pensée de Heidegger dans Sein und Zeit [19]. Dans son livre Zur Grundlegung der Ontologie (Contribution à la fondation de l’ontologie), publié en 1935, il se demande de quel droit Heidegger fixe comme objectif primordial de l’ontologie la réponse à la question du « sens de l’Être » (der Sinn des Seins). En bon aristotélicien, il rappelle à Heidegger qu’avant de soulever la question du « sens de l’Être », il faut élucider la question de l’Être tout court ; la question du « sens » ne peut se poser qu’en fonction de l’existence d’un sujet (par ex. « un sujet logique postulé »), or, selon Hartmann, l’Être de l’Étant réside dans une indifférence souveraine à l’égard de ce qu’il peut être « für jemand » (pour quelqu’un), y compris pour le Dasein [20]. On peut imaginer la satisfaction de Lukács à la lecture de ces lignes. La priorité accordée par Heidegger à la catégorie de Jemeinigkeit (la "mienneté") est pour Hartmann l’expression de la Daseinsrelativität pratiquée par Heidegger, incompatible avec une vraie trans-subjectivité de l’être. Critique acerbe du téléologisme dans l’interprétation du monde, Hartmann le pourchassait dans ses derniers retranchements, jusque dans le concept de forma substantialis chez Aristote ou dans le concept de « raison universelle » (Weltvernunft) chez Hegel. Il a mis en cause symétriquement le déterminisme ou le nécessitarisme, plus précisément l’absolutisation de la catégorie de causalité. Lukács était persuadé que le marxisme canonisé par la vulgate de la IIe et la IIIe Internationale était marqué jusqu’à la racine par ces deux graves malformations ontologiques (d’où par exemple l’interprétation téléologique ou déterministe de la « nécessité du socialisme », vivement contestée dans l’Ontologie). Hartmann se présentait donc comme un allié précieux dans un combat très rude pour débarrasser la pensée de Marx des scories du téléologisme et du déterminisme, et pour rendre à l’histoire sa complexité et son caractère ouvert.

Nicolai Hartmann a défendu avec énergie la thèse de l’autonomie ontologique de la nature, avec ses innombrables chaînes causales, par rapport aux nombreuses activités téléologiques de l’homme. Lukács s’est retrouvé pleinement dans la Philosophie de la nature [21] de Hartmann, ouvrage qui est resté comme un bloc erratique dans le paysage philosophique de son époque (tellement il va à l’encontre de la phénoménologie et des philosophies de l’existence, qui se désintéressaient souverainement de l’ontologie de la nature). Un autre ouvrage de Hartmann, le petit livre intitulé Teleologisches Denken, (publié à titre posthume en 1951) [22], l’a aussi beaucoup marqué, le confortant dans l’idée qu’une Ontologie de l’être social doit se fonder sur une ontologie de la nature, en tant que préalable nécessaire, non pour identifier les lois de la société avec celles de la nature (entreprise impossible), mais pour circonscrire de façon rigoureuse leur hétérogénéité qualitative. Le « sociocentrisme » d’Histoire et conscience de classe, qui dans un passage célèbre avait contesté l’existence d’une dialectique de la nature, se trouvait ainsi dépassé. Mais Lukács se sépare de Hartmann sur un point essentiel comme il ne manque pas de le relever dans le chapitre qu’il lui consacre dans la partie historique de l’Ontologie ; selon lui, l’auteur de Der Aufbau der realen Welt s’est montré trop peu sensible à la genèse des catégories ontologiques, aux transitions dialectiques d’un niveau ontologique à l’autre, en particulier au rôle primordial du travail dans le passage du physique au psychique. L’interaction étroite entre le travail et la genèse du langage était pour Lukács une évidence. Et l’anthropologie génétique d’un Arnold Gehlen, par exemple, qui relève le poids décisif de la Handlung (de l’action) dans le passage de l’animalité à l’humanité (sans oublier ses études sur les instincts, sur les fondements biologiques des conduites spécifiquement humaines ou sur la coopération des sens) venait lui donner raison.

La méthode ontologique-génétique pratiquée par Lukács dans ses deux ouvrages de synthèse, l’Esthétique et l’Ontologie de l’être social, se propose de cerner les transitions capillaires d’un niveau ontologique plus simple à un niveau ontologique plus complexe, en fixant avec précision les maillons intermédiaires. La question de la genèse occupe une place prépondérante, car le surgissement des différents niveaux avec leurs catégories spécifiques intervient à partir de la dialectique interne des niveaux antérieurs. Il ne s’agit pas seulement de déceler la transition de l’animalité à l’humanité (ayant l’action par le travail comme maillon décisif), mais aussi et surtout du passage des formes élémentaires d’échange matériel entre la société et la nature (le travail) à des formes d’intersubjectivité de plus en plus complexes, où surgissent par exemple « la voix de la conscience » (das Gewissen), donc la conscience morale, ou des représentations imaginaires des conflits sociaux (les idéologies dans la multiplicité de leur stratification). La vocation universelle du projet est évidente. L’établissement d’une Ontologie de l’être social était le prélude indispensable de l’éthique (c’est donc pour des raisons théoriques profondes que Lukács a entrepris à la fin de son parcours intellectuel la rédaction de l’Ontologie de l’être social, avant de s’atteler au dernier grand ouvrage de synthèse, qui devait être l’Éthique, restée sous forme d’ébauche). Avec l’Esthétique, rédigée entre 1957 et 1960 et publiée en 1963, se précisait ainsi une construction en trois volets solidement charpentée. Il peut paraître paradoxal que Lukács ait élaboré l’Ontologie après avoir achevé l’Esthétique. L’ordre logique aurait été l’inverse. La vérité est que les considérations développées dans l’Esthétique sont constamment sous-tendues par une vue d’ensemble à caractère ontologique (la téléologie esthétique a pour toile de fond la totalité des activités humaines, de la magie et la religion jusqu’à la science), et qu’à l’horizon de l’Esthétique se profile sans cesse l’Éthique, au point qu’un chapitre spécial est consacré aux rapports entre les deux, intitulé justement : Zwischen Ethik und Ästhetik (Entre éthique et esthétique[23]. Il se peut même que ce soit le travail à l’Esthétique qui lui ait révélé la nécessité de consolider l’édifice en lui ajoutant une ontologie comme prélude indispensable à l’éthique, autrement dit que le projet de construire un vrai système philosophique ait pris forme au fur et à mesure que ses recherches dans le domaine esthétique avançaient. Toujours est-il que Lukács s’est donné pour tâche de proposer une interprétation cohérente de l’ensemble des catégories de l’existence, en élaborant une Ontologie, une Esthétique et une Éthique, bien que cette dernière soit restée à l’état d’ébauche. Et c’est ce qui fait sa singularité dans la philosophie du XXe siècle : ce projet totalisant, synonyme d’un système homogène et omni-compréhensif. Au moment où la pensée postmoderne ne cesse de faire valoir l’obsolescence des « grandes narrations » et de cultiver la méfiance à l’égard de la pensée catégoriale (Richard Rorty, par exemple, mélange sans complexe Dewey, Heidegger, Wittgenstein et Derrida pour ébranler toute idée de système et faire avancer un pragmatisme sui generis ), Lukács élève une des dernières constructions systématiques en philosophie. Il suffit de le comparer à ses contemporains : Hartmann, par exemple, dont la théorie de l’histoire, exposée dans Das Problem des geistigen Seins [24], est trop conventionnelle au regard de Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins ; Adorno, qui a commencé avec un ouvrage de synthèse philosophique, la Dialectique négative, avant d’élaborer une Théorie esthétique (son cheminement est l’inverse de celui de Lukács), mais qui n’a jamais songé à une ontologie, dont il récusait le principe même ; Ernst Bloch, le seul qui ait eu l’ambition de couronner son œuvre par une ontologie, Experimentum Mundi, dont l’idée lui a peut-être été inspirée par l’initiative de Lukács [25], mais il est difficile de parler chez lui d’une esthétique ou d’une éthique systématiques.

Revenant au premier grand ouvrage de synthèse de Lukács, l’Esthétique, disons qu’elle fournit un exemple majeur de méthode génétique-ontologique. Lukács y introduit les catégories de « vie quotidienne » et de « pensée quotidienne » (das Alltagsleben etdas Alltagsdenken), afin de définir la genèse des activités supérieures de l’esprit, l’art et la science. Les objectivations de plus en plus complexes de la conscience sont ainsi surprises dans leur émergence nécessaire, ayant pour toile de fond l’échange matériel entre la société et la nature. Les virtualités universelles de la pensée de Marx trouvent ainsi leur accomplissement, grâce au travail théorique d’un philosophe persuadé que la pensée marxienne n’est pas simplement une théorie économique.

La particularité de la méthode lukacsienne devient évidente si on compare son projet à une autre grande entreprise théorique de notre temps, « l’ontologie fondamentale » esquissée par Heidegger dans son livre Sein und Zeit, et qui devait être supplantée ultérieurement par la pensée de l’Être. On peut effectivement lire Être et Temps comme un grand traité sur la genèse ontologique des catégories de l’être, depuis l’être-subsistant ou l’être-sous-la-main (Vorhandenheit), à travers l’ustensilité ou l’être-à-portée-de-la-main (Zuhandenheit), jusqu’aux « existentiels » constitutifs du Dasein (le Souci, l’On, l’être-jeté, etc.). Mais la méthode heideggérienne n’a rien à voir avec une méthode génétique-ontologique fondée sur la tension dialectique entre subjectivité et objectivité (son ambition déclarée étant d’ailleurs d’abolir la dualité sujet-objet), car elle se réclame de l’apriorisme phénoménologique, avec l’intuition catégoriale (la fameuse kategoriale Anschauung husserlienne) comme pierre de touche.

On a remarqué depuis longtemps le peu de place accordé par Heidegger dans Être et Temps à la Nature et à son autonomie ontologique dans la description phénoménologique de l’être-dans-le monde (la même observation peut être faite à propos de L’être et le néant de Sartre). Mais peut-on arriver à une véritable « analytique existentiale de la réalité-humaine » sans rendre justice aux conditionnements physiques et biologiques (on a parlé dans ce sens du caractère « asexué » duDasein heideggérien), et surtout sans prendre en compte l’action des chaînes causales de la nature sur les multiples activités téléologiques de l’homme, qui est sans cesse interpellé par elles et obligé d’y apporter ses réponses ? La catégorie de causalité est tout simplement rayée de la carte dans Être et Temps. Le monde objectif n’y existe qu’en fonction de ce qu’il faut bel et bien appeler le pragmatisme du Dasein [26]. Karl Löwith a observé parmi les premiers que l’être-dans-le monde heideggérien fait abstraction de l’autonomie ontologique du cosmos et de la transcendance de la nature par rapport au vécu existentiel. En 1969, à l’occasion du 80e anniversaire de Heidegger, son ancien disciple lui rappelait combien son « herméneutique de la facticité » était privée de la puissante présence de la nature dans l’immanence même de la réalité-humaine. Présent à la réunion anniversaire, l’auteur d’Être et Temps a écouté sans broncher les sévères critiques adressées à son ouvrage majeur. Il a dû être très étonné d’entendre Löwith lui parler de la signification biologique de la mort (antérieure à toute considération existentielle) ou du rôle du sommeil dans la constitution biologique de l’homme, preuve que l’existentialité de la réalité-humaine ne se réduit pas à l’état de veille. L’existence du cosmos, disait Löwith à son maître, ne se laisse pas dissoudre dans l’Umwelt (le monde ambiant), dont parlait l’« analytique du Dasein », le « solipsisme transcendantal », dont avait parlé Günther Anders, ne peut pas rendre justice à l’autonomie ontologique de la Nature, la pensée heideggérienne de l’« existence » (identifiée auDasein) était mise en question dans ses fondements mêmes. Le disciple ne craignait pas de pointer les fortes limites d’Être et Temps. Löwith citait dans sa communication une lettre que Heidegger lui avait adressée en 1927 et où celui-ci affirmait qu’il est impossible de cerner la spécificité de la réalité-humaine à partir d’entités comme la Nature et l’Esprit : la seule approche valable était celle existentielle. Mais quatre décennies plus tard, l’ancien disciple, devenu son critique, lui rappelait que la Nature est une présence primordiale et incontournable et que la dialectique existentielle ne peut s’affirmer que par l’assomption de ses contraintes [27].

Le concept marxien d’échange matériel entre société et nature (der Stoffwechsel der Gesellschaft mit der Natur) est la pierre angulaire de l’Ontologie de l’être social de Lukács. La socialité y est présentée comme une dimension consubstantielle à la réalité-humaine, mais qui ne peut se développer qu’en assumant les contraintes de la nature (les rapports de production s’appuient sur les forces de production) et en s’affirmant à travers des activités téléologiques de plus en plus complexes.

La priorité ontologique de l’économie (forme primordiale de l’échange matériel entre société et nature) ne signifie aucunement l’occultation des autres formes d’intersubjectivité, qui se développent en fonction de finalités spécifiques, comme la politique et le droit, la morale et l’éthique. Et Lukács poursuit le combat sur deux fronts : d’un côté il oppose une fin de non-recevoir à toute forme de réductionnisme, donc au sacrifice de l’hétérogénéité des différents complexes sociaux à une causalité économique conçue comme un monolithe, de l’autre il refuse l’interprétation logiciste-téléologique de la vie sociale, qui néglige le rôle des transitions dans le passage d’un complexe à l’autre, en abolissant la question de la genèse. Son projet est celui d’une détranscendantalisation de l’esprit, en montrant comment même les activités les plus subtiles et les plus raffinées de la conscience (l’activité esthétique ou l’activité morale) ne deviennent pleinement intelligibles qu’à partir de l’ensemble du processus de production et de reproduction de l’existence humaine. Il tient à consacrer, par exemple, dans son Esthétique un chapitre au problème de l’agréable (das Angenehme), donc à l’activité hédoniste, car pour marquer la différence spécifique de l’activité esthétique on ne peut ignorer le rôle intermédiaire de l’activité euphorique des sens entre le monde de la pure utilité (das Nützliche) et l’activité esthétique proprement dite. Le fameux clivage établi par Kant dans l’Analytique du beau de la Critique du Jugement entre « l’agréable » et le « beau » lui semble trop abrupt, car sans nier leur hétérogénéité qualitative (au contraire, en la soulignant), il entend mettre en évidence les transitions génétiques d’un niveau à l’autre. La conscience morale, à son tour, ne se laisserait pas isoler dans la pure autarcie des « impératifs catégoriques » et du mundus noumenon. Dans l’Ontologie, il réfute le transcendantalisme absolu de la raison pratique kantienne, en montrant que les impératifs moraux ne sont compréhensibles qu’en prenant en compte la multiplicité des exigences humaines, donc aussi les zones intermédiaires entre la pure activité économique et la pure activité éthique (la politique et le droit, par exemple). Lukács prend appui ici, comme il l’a fait dans son livre Le jeune Hegel, sur la critique adressée par Hegel au formalisme de l’éthique kantienne [28] : l’exemple kantien du dépôt (on ne peut toucher à un dépôt qui vous a été confié) était utilisé par Hegel pour montrer qu’on ne peut déduire les impératifs moraux du pur formalisme de la conscience transcendantale, mais qu’il faut les replacer dans le contexte de la vie réelle. Plus globalement, Lukács faisait référence, pour appuyer sa démarche ontologique, aux sévères critiques de Hegel, qui trouvait trop brutale la coupure pratiquée par Kant entre Sollen (devoir-être) et Sein (être) : on ne pourrait pas comprendre le Sollen en faisant abstraction de sa genèse dans le processus de production et de reproduction de la vie. La genèse des multiples intentionnalités de la conscience, jusqu’à ses formes les plus subtiles, est au centre de l’Ontologie de l’être social. Si Hegel restait pour son auteur une référence centrale, il lui arrivait de s’en séparer là où l’hégélianisme lui semblait ne pas rendre justice aux exigences imprescriptibles de la conscience individuelle : si Kant n’avait pas distingué la moralité (die Moralität) de l’éthique (die Sittlichkeit), Hegel aurait trop sacrifié la première à la deuxième, en occultant ainsi l’irréductibilité de la praxis morale [29].

Une des contributions majeures de Lukács au renouvellement du matérialisme historique est l’accent mis sur l’asymétrie et l’hétérogénéité qui se manifestent dans le développement des différents complexes sociaux. La thèse de Marx sur le caractère inégal du développement de la société se trouve ainsi pleinement valorisée, mais nous croyons ne pas nous tromper en y découvrant aussi un écho de l’ontologie de Nicolai Hartmann. Le philosophe allemand a vigoureusement combattu depuis ses premiers écrits à caractère ontologique « l’erreur de l’homogénéité » (c’est surtout la methexis platonicienne, la théorie de la participation des choses aux Idées qui était visée), en faisant valoir le caractère hétérogène des différents couches du réel. Lukács lui aussi parlait, déjà dans l’Esthétique, de « l’homogénéisation dogmatique » du réel dans la doctrine platonicienne des Idées [30]. Il s’agissait aussi bien chez l’un que chez l’autre de combattre l’assujettissement du réel au travail homogénéisant de la pensée logique, en montrant que l’émergence des catégories obéit à une logique immanente, qui ne doit rien à la transcendance de la Raison ou à celle des Idées. L’hétérogénéité est l’expression conceptuelle de cette diversité irréductible des catégories du réel. La célèbre loi dialectique formulée par Hegel : identité de l’identité et de la non-identité, considérée par Lukács comme l’acquis le plus important de la dialectique hégélienne, exprime la même réalité. Hartmann a combattu non seulement « l’erreur de l’homogénéité », mais aussi « l’erreur de la rationalité », afin de souligner l’hétérogénéité du réel par rapport au schématisme logique (l’erreur d’Aristote aurait été d’identifier la forme des phénomènes, la forma substantialis, avec l’essence logique, qui n’est que leur abstraction, leur condensé idéal). Si Lukács, défenseur intraitable de la Raison dans son livre de combat La Destruction de la Raison [31], a mis en cause à plusieurs reprises dans l’Ontologie ce qu’il appelle « le rationalisme excessif » (überspannter Rationalismus), c’est pour empêcher le sacrifice du réel et de ses catégories constitutives au travail réducteur du schématisme logique. La légalité interne des différents complexes sociaux obéit à une logique propre, qui est hétérogène à celle des autres complexes. L’art ou la morale ont chacune une téléologie spécifique, qui ne se laisse pas réduire à l’intentionnalité de l’activité économique ou politique. D’où le caractère asymétrique des différentes « positions téléologiques » (teleologische Setzungen). Elles ne marchent pas du même pas et il arrive que le progrès économique soit accompagné d’une régression ou même d’une atrophie des valeurs morales. Lukács rappelle à titre d’exemple littéraire la clairvoyance de Balzac, qui dans son roman César Birotteau montre que Popineau, le gendre de Birotteau, représente une phase du capitalisme plus développée et plus efficiente, mais que au point de vue éthique il marque une nette régression par rapport à la tenue morale de son beau-père.

La thèse Lukácsienne sur l’hétérogénéité des différents complexes sociaux et sur l’irréductibilité des niveaux supérieurs aux niveaux inférieurs rappelle inévitablement les considérations de Max Weber sur le polythéisme des valeurs. Mais tandis que le sociologue allemand faisait du conflit des valeurs dans le monde désacralisé de la modernité une donnée tragique (cette thèse a beaucoup marqué Karl Jaspers, qui cherchait la solution dans l’existentialité du sujet et dans sa pure intériorité, tandis que Heidegger dénonçait dans la « désacralisation » un « ensorcellement » ‒ eine Verzauberung ‒ et cherchait l’issue dans le culte de l’Être et de l’Événement), Lukács croyait, lui, trouver la solution dans une conception génétique-dynamique de la substance humaine, qui arrive à travers ses multiples objectivations, y compris les plus hautes (les grandes actions éthiques, les œuvres d’art, les synthèses philosophiques) à fixer de façon durable les acquis du genre humain.

La clé de voûte de la conception Lukácsienne de la subjectivité est la ligne de clivage qui sépare le monde de la « particularité » (les penchants et les besoins strictement individuels, ceux désignés par Kant, avec un terme légèrement péjoratif, comme « pathologiques ») du monde des objectivations supérieures de la conscience, où la subjectivité s’élève au niveau du genre humain (selon le principe tua res agitur, car chaque individu peut s’y reconnaître, s’agissant d’objectivations qui portent le sceau de l’universalité). Les jouissances qui sont encadrées par la catégorie de l’agréable sont bien distinctes de la sagesse épicurienne, qui implique la maîtrise des pulsions et des penchants, l’ataraxie. La figure du sage stoïcien ou épicurien, l’amor dei intellectualis de Spinoza, la conception goethéenne de la personnalité harmonique, figurent parmi les références invoquées pour marquer la transcendance du genre humain par rapport à la pure particularité. La phénoménologie de la création artistique offre à Lukács un terrain particulièrement favorable pour expliciter cette conception ontologique-génétique de la subjectivité. Lors de ses vastes investigations sur les médiations entre la subjectivité quotidienne et la subjectivité esthétique (entre la « réalité de l’expérience vécue » ‒ Erlebniswirklichkeit ‒ et le « vécu normatif » ‒ normatives Erlebnis ‒ de l’œuvre d’art, selon la terminologie de son esthétique de jeunesse, la Heidelberger Ästhetik), Lukács interroge tout particulièrement dans l’Esthétique une catégorie de productions situées dans une zone intermédiaire entre les produits du dilettantisme ou de la pure virtuosité (sans oublier les produits kitsch) et les véritables œuvres d’art. Il s’agit de la Belletristik (les belles lettres), productions tout à fait honorables, qui ont les apparences d’une production esthétique, mais qui en réalité sont dépourvues de l’accent transcendantal qui les élèverait au niveau de l’art. La subjectivité qui s’exprime dans leur immanence ne porte pas le sceau de l’universalité, n’atteint pas le niveau de la conscience-de-soi du genre humain. Benedetto Croce avait déjà fourni dans son dernier grand ouvrage d’esthétique La Poesia (publié en 1936) une magistrale analyse du clivage qui existe entre « la poesia », « la non-poesia » et « l’anti-poesia », entre « l’espressione oratoria », « l’espressione letteraria » et « l’espressione poetica ». De ce point de vue, Lukács se trouve en parfaite convergence avec Croce : il montre comment des œuvres comme Frau Jenny Treibel de Theodor Fontane, Le Nègre du Narcisse ou Sous les yeux d’Occident de Joseph Conrad sont des productions de Belletristik, expressions d’une vision morale ou d’une tendance sociale respectables, mais privées de la transcendance de la pure humanité, tandis que Effi Briest et Irrungen, Wirrungen (Errements et tourments) du même Fontane, ou Lord Jim et Typhon de Conrad s’élèvent au niveau de la grande littérature grâce à « l’accento inconfondibile » (Croce) de l’humanité intégrale. Pour établir de pareils clivages en musique, Lukács cite un texte très caustique d’Alban Berg, Réponse responsable à une question frivole (écrit en 1926), où l’éminent disciple de Schönberg illustrait par des exemples le rejet des vraies valeurs musicales au moment de leur émergence. Mahler, Bruckner, Debussy ou Max Reger étaient quasi ignorés par le Meyers-Konversation Lexikon publié en 1900, au profit de noms tombés depuis dans l’oubli le plus total. L’esprit exigeant de Berg ainsi que sur un autre plan les considérations de Hermann Broch à propos du kitsch et de « l’homme kitsch », étaient pour Lukács autant d’arguments en faveur d’une sévère distinction entre l’art véritable et ses simulacres [32].

Habermas disait une fois qu’il avait le sentiment que la pensée du dernier Lukacs aurait été moins fertile en concepts nouveaux que celle du jeune Lukacs. Il suffit pourtant d’étudier attentivement l’Esthétique et l’Ontologie de l’être social pour se convaincre de la productivité philosophique de l’auteur. On pourrait citer, parmi tant d’exemples, la dissociation à l’intérieur de chaque action de deux moments : l’objectivation et l’extériorisation, ou la polarité individuation - genre humain qui traverse l’Ontologie. C’est dans ce contexte que s’inscrit aussi la dualité : généricité en-soi et généricité pour-soi. La prolifération des qualités et des aptitudes des individus qui accompagne nécessairement le développement de la société et ses progrès technico-économiques , représente pour Lukacs le stade du genre humain en-soi, l’assomption de ces qualités dans l’unité supérieure d’une humanité devenue maîtresse d’elle même (là où, selon la formule de Marx, « die menschliche Kraftentfaltung… sich als Selbstzweck gilt » - le développement des forces humaines… devient un but pour lui-même) définit le stade du genre humain pour-soi. Le passage de l’un à l’autre est synonyme de la fameuse transition du « règne de la nécessité » au « règne de la liberté ».



[1] J. P. Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.

[2] G. Anders, « Die Schein-Konkretheit von Heideggers Philosophie » (1948), in G. Oberschlick (Hrsg.), Über Heidegger, München, Verlag C. H. Beck, 2001 pp. 82-83, trad. fr. : G. Anders, Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, trad. par L. Mercier, Paris, Sens & Tonka, 2003, pp. 38-39.

[3] Th. W. Adorno, Ontologie und Dialektik (1960-61), hrsg. von R. Tiedemann, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2002, p. 14.

[4] M. Heidegger, Lettre sur l’Humanisme, trad. par R. Munier, Paris, Aubier Montaigne, 1964.

[5] G. Lukács, « Heidegger redivivus », in G. Lukács, Existentialismus oder Marxismus?, Berlin, Aufbau-Verlag, 1951, pp. 161-183.

[6] Th. W. Adorno, « Ad Lukács », in Th. W. Adorno, Vermischte Schriften I, GS, Bd. 20/1, Frankfurt a.M., Suhrkamp,1986, pp. 251-256.

[7] N. Hartmann, Zur Grundlegung der Ontologie, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1935.

[8] N. Hartmann, Der Aufbau der realen Welt, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1940.

[9] G. Lukács, Histoire et conscience de classe - essais de dialectique marxiste, Paris, Ed. de Minuit, 1984, Nouv. éd. augm.

[10] K. Marx, Œuvres II. Économie II, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 129.

[11] W. Abendroth et al., Entretiens avec Georges Lukács, Paris, François Maspéro, 1969.

[12] T. W. Adorno, Ontologie und Dialektik, op. cit., p. 349.

[13] Wie ist kritische Ontologie überhaupt möglich ?(Comment l’ontologie critique est-elle, somme toute, possible ?), étude publiée par Hartmann en 1924 dans le volume d’hommage à Paul Natorp, cf. N. Hartmann, Kleinere Schriften, vol. III, Berlin, Walter de Gruyter & Comp., 1958, pp. 268-313.

[14] G. Lukács, Geschichte und Klassenbewußtsein, Vorwort (daté mars 1967), in G. Lukács, Frühschriften II, Werke, Bd. 2, Neuwied und Berlin, Luchterhand, pp. 11-41, trad. fr. : G. Lukács, Histoire et conscience de classeEssais de dialectique marxiste, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, la réédition de 1974 et 1984 contient en guise de postface le texte en question.

[15] J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Tome I, Rationalité de l’agir et rationalité de la société, traduit de l’allemand par J.-M. Ferry, Paris, Fayard, 1987, pp. 487-488.

[16] Id.

[17] F. Fehér et al., « Aufzeichnungen für Genossen Lukács zur Ontologie », in R. Dannemann (Hrsg.), Georg Lukács – Jenseits der Polemiken, Frankfurt a.M., Sendler Verlag, 1986, pp. 209-254.

[18] Dans sa préface de 1967, Lukács regrette l’absence de concept de travail, avec ses multiples corollaires, dans son livre Histoire et conscience de classe, devenu le catéchisme du « marxisme occidental ».

[19] M. Heidegger, Sein und Zeit, unv. 5. Auflage, Halle a.d.S., Max Niemeyer Verlag, 1941, trad. fr. : M. Heidegger, Être et Temps, trad. par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985.

[20] N. Hartmann, Zur Grundlegung der Ontologie, op. cit., pp. 41-42.

[21] N. Hartmann, Philosophie der Natur. Abriss der speziellen Kategorienlehre, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1950.

[22] N. Hartmann, Teleologisches Denken, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1951.

[23] G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, II, op. cit., pp. 576-606. Il s’agit en fait de la première section du chapitre consacré au beau naturel : Probleme der Naturschönheit.

[24] N. Hartmann, Das Problem des geistigen Seins, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1933.

[25] On trouve un témoignage intéressant sur la vive réaction de Bloch lorsqu’il a appris que Lukács s’était voué à la fin de son trajet intellectuel à l’élaboration d’une Ontologie. En recevant à Tübingen le fils de Lukács et son épouse le 24 septembre 1971, quelques mois après la disparition de son ancien ami, Bloch a accueilli les renseignements sur l’opus postumum de Lukács avec des réflexions très mélangées, marquées par la surprise d’apprendre que le dernier Lukács a édifié un projet ontologique : s’il se montrait loin de désavouer une telle initiative, en rappelant que lui-même avait publié un écrit intitulé Zur Ontologie des Noch-Nicht-Seins (Pour une ontologie du ne-pas-encore-être, 1961), il ne cachait pas son désappointement devant l’intérêt de Lukács pour l’ontologie de Nicolai Hartmann(« épigone d’Aristote », ou pire, « épigone de Boutroux », selon le fougueux Bloch) et surtout il faisait ressurgir ses anciennes récriminations contre les propensions « néo-classiques » de son ami, en identifiant l’ontologie par un raccourci rapide à une « idolâtrie de l’ordre » ou à une « topologie de l’ordre », sinon à une pensée des invariants de l’être, difficilement conciliable avec l’historisme profond du marxisme. En tout et pour tout, on peut pourtant dire que Bloch a été sensible à l’initiative ontologique de Lukács et l’année suivante, 1972, il va élaborer sa propre synthèse de la pensée des catégories, Experimentum Mundi (une traduction française est parue en 1981 chez Payot). Cf : Ernst Bloch kommentiert « Gelebtes Denken » dans le volume Ernst Bloch und Georg Lukács Dokumente Zum 100. Geburtstag, Budapest, Szerkesztette és a jegyzeteket irta Mesterhazi Miklos és Mezei György, MTA Filozofiai Intézet, Lukács Archivum, 1984, pp. 296-323, en particulier pp. 314-318.

[26] Cf. dans ce sens l’ouvrage éclairant de M. Okrent, Heidegger’s Pragmatism ..., Ithaca N.Y., Cornell university press, 1988.

[27] K. Löwith, « Zu Heideggers Seinsfrage : Die Natur des Menschen und die Welt der Natur (1969) », in K. Löwith, Sämtliche Schriften, Bd. 8, Heidegger – Denker in dürftiger Zeit, Stuttgart, Metzler, 1984, pp. 276-289.

[28] G. Lukács, Der junge Hegel und die Probleme der kapitalistischen Gesellschaft, Berlin, Aufbau-Verlag, 1954, pp. 342-343, trad. fr.: G. Lukács, Le jeune Hegel - sur les rapports de la dialectique et de l'économie, Trad. de l'allemand et présenté par G. Haarscher et R. Legros, vol. II, Paris, Gallimard, 1981, p.80 et suiv.

[29] G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, II., op. cit., pp. 64-65.

[30] G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, II., op. cit., p. 607.

[31] G. Lukács, Die Zerstörung der Vernunft, Berlin und Weimar, Aufbau Verlag, 3. Auflage, 1984, trad. fr. : G. Lukács, La destruction de la raison, I-II., texte français de R. Girard, A. Gisselbrecht, J. Lefebvre et E. Pfrimmer, Paris, L’Arche, 1958-1959.

[32] G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, I, op. cit., p. 829.

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Parution d'un numéro de "Quaderni materialisti"

Publié le par max92

 

QuaderniMaterialisti

 

 

 

 

 

Nos amis italiens de la revue quaderni materialisti viennent de faire paraître un numéro consacré à Lukács et intitulé « In cammino verso l’Ontologia » qui tém  oigne de l’i ntérêt que l’on porte en Italie à la pensée de ce grand philosophe.


Au sommaire : 

·        un article de Nicolas Tertulian, que l’on peut retrouver en français sur le site du séminaire Marx au XXIème siécle [ftp://ftp2.marxau21.fr/marxau/reserve/NT_Lu-He.pdf]

·        un article de Guido Oldrini, l’auteur d’un ouvrage de référence sur Lukács [György Lukács e i problemi del marxismo del novecento]

·        un article de notre amie brésilienne Ester Vaisman

·        un article de Claudius Vellay

·        un article d’Erich Hahn et bien d’autres encore.

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Parution des chapitres "Travail" et "Reproduction" de l'Ontologie de l'être social

Publié le par max92

Ontologie Travail ReproductionLes éditions Delga viennent de publier, à l'occasion du salon du livre 2011, un tome de l'ontologie de l'être social reprenant les chapitres "travail" et "reproduction", dans une traduction de Jean-Pierre Morbois révisée par Didier Renault. Les deux autres tomes (idéel et idéologie - aliénation et Néopositivisme et existentialisme, l'avancée de Nicolai Hartmann vers une véritable ontologie, Fausse et véritable ontologie de Hegel, Les principes ontologiques fondamentaux de Marx) devraient suivre dans les deux ans qui viennent. L'ouvrage bénéficie d'une préface du professeur Nicolas Tertulian, spécialiste reconnu de l'oeuvre de Georg Lukacs.

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L’ontologie de l’être social et sa réception. (Intervention du 29 octobre 2010 au colloque de Budapest)

Publié le par max92

Introduction : À la recherche d’une éthique de l’action. 

JPMColloqueLukacsLe 19 septembre 1964, Georg Lukács indique dans une lettre à son éditeur, Frank Benseler , que les développements de la première partie de L’Éthique se révélant plus importants que prévus, il envisage de les publier sous forme d’un volume indépendant dont il évalue l’ampleur à « au moins 300 pages », et qui s’intitulerait « Zur Ontologie des Gesellschaftlichen Seins ».

L’éthique elle-même, Lukács n’aura pas le temps de l’écrire. Mais tout au long de L’ontologie, qui atteindra finalement 1100 pages, Lukacs abrège certains de ses développements en indiquant que « cette question ne pourra être abordée de manière convenable que dans l’éthique ». S’il s’intéresse à l’ontologie, c'est-à-dire à la science de l’être, s’il rappelle que la matière existe indépendamment de la conscience humaine, que cette matière connait des lois, rapports, processus, causalités qui lui sont immanents, indépendamment eux aussi de toute conscience humaine et exempts de toute téléologie, s’il se penche sur ce qui fait le propre de l’homme, le travail, pour en arriver à la dialectique de la nécessité et de la liberté, c’est pour étudier les phénomènes de conscience qui permettront à l’homme d’agir sur son destin, de le prendre en main et le rendre plus digne de lui-même. Lukács étudie comment se révolter contre la réification et l’aliénation, comment se donner les moyens idéologiques qui vont sous-tendre cette action.

Encore faut-il étudier dans quelles conditions, dans quelle conjoncture politique cette œuvre a été rédigée. Quelle fut sa réception à l’époque de sa parution ? Quels sont les éléments qui ont obéré cette réception, notamment en France. ? La réception d’une œuvre à un moment donné dépend en effet des conditions sociales, idéologiques du moment, des réponses qu’elle peut apporter dans une situation politique donnée. Pourquoi redécouvrir ce texte plus de quarante ans après ? Quels sont les enseignements qu’on peut en tirer pour le monde d’aujourd’hui ?

La conjoncture politique à la fin des années soixante. 

À l’époque où Lukács écrit son Ontologie, le mouvement communiste international est en crise, avec l’apparition au grand jour des divergences sino-soviétiques, et avec lui c’est le marxisme lui-même, dont il est la doctrine officielle, qui est en crise. Les divergences portent sur la politique internationale des pays socialistes, sur les problèmes de la construction du socialisme, sur la stratégie des partis communistes des pays capitalistes.

Les textes publiés s’appuient sur le corpus marxiste-léniniste commun. Mais le débat et le retour aux sources qu’il implique n’ont pas lieu au sein du Parti Communiste Français qui reste fidèle à Moscou. On procède rapidement à l’exclusion de ceux qui, se référant, sans doute de manière dogmatique, à la lettre de textes de Lénine comme L’état et la révolution, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, ou encore La faillite de la IIème internationale, font valoir que les positions chinoises leur paraissent davantage conformes aux enseignements de Lénine que la théorisation du passage pacifique au socialisme et du programme commun, révisionniste à leurs yeux. Le débat n’a lieu qu’au sein de l’Union des étudiants Communistes, où se confrontent les « italiens » qui contrôlent la direction nationale, les trotskystes de Krivine au secteur Lettres, quelques prochinois qui répètent sans cesse leurs citations de Lénine. Seuls les althussériens, autour du cercle d’Ulm, sans prendre ouvertement parti dans le débat, prétendent opérer un retour à Marx. Cette situation devait, vers la fin de l’année 1966, provoquer la dissidence de la JCR (trotskyste), celle des althussériens, qui se proclamaient subitement maoïstes et créaient l’Union des Jeunesses Communistes Marxistes-Léninistes [1]. Parallèlement, prochinois et nostalgiques du stalinisme quittaient le PCF et formaient, autour de l’hebdomadaire l’Humanité Nouvelle, l’embryon du futur PCMLF.

Lukács en son temps.

L’ermite de Budapest est un homme seul, sans responsabilité politique. Ses thèmes de réflexion portent sur les fondements même de la pensée marxiste, bien en amont des questions tactiques sur lesquelles le mouvement communiste international est en cours de scission. Comment Lukács se situe-t-il à la fin de sa vie ? Dès avril 1957, alors même qu’il rentre de Roumanie où il a été détenu pour sa participation au gouvernement d’Imre Nagy, alors qu’il est accusé de révisionnisme, il écrit qu’il faut « …repenser beaucoup de problèmes liés à l’œuvre de Staline. La réaction contre cette œuvre se présente, dans le monde bourgeois, mais aussi à maints égards, dans les pays socialistes, comme une révision de la doctrine professée par Marx et Lénine. N’en doutons pas, tel est bien aujourd’hui, pour le marxisme-léninisme, le danger capital ».  Il ajoute plus loin que « Le révisionnisme, - c'est-à-dire le plus grave danger qui menace aujourd’hui le marxisme - ne peut être combattu efficacement si l’on ne soumet d’abord le dogmatisme à une vigoureuse critique, tout ensemble théorique et pratique. » [2]

S’il considère le révisionnisme comme le danger principal, il rejette « la facture formelle, refermée sur elle-même et pseudo-théorique de la période stalinienne » [3] qui lui paraît caractériser la lettre chinoise. Il dénonce les « sophismes de fonctionnaires, parfois astucieusement tournés, qu’emploie la proclamation chinoise pour montrer que la guerre mondiale "inévitable" est la seule voie vers le socialisme mondial » [4]. Mais surtout Lukács insiste sur « la nécessité, pour l’État socialiste, de garantir à chacun une vie humainement vécue ». [5] De l’autre côté, l’élévation du niveau de vie, le socialisme de goulasch prôné par Khrouchtchev est loin de lui paraître le critère décisif. « Le développement économique par lui-même ne produit jamais le socialisme. La doctrine de Khrouchtchev selon laquelle le socialisme triompherait à l’échelle mondiale lorsque le niveau de vie de l’URSS dépasserait celui des États-Unis était absolument fausse. » [6] Lukács est donc ailleurs dans ce débat, dont il renvoie dos à dos les protagonistes. Il faut critiquer Staline, mais pas pour sauver le Stalinisme. Il faut critiquer le stalinisme, mais par pour liquider le marxisme.

Lukács, au plan philosophique, est surtout connu pour Histoire et conscience de classe, recueil d’articles datant de 1919 à 1922, et publié en France en 1960. [7] Il révisera ultérieurement les conceptions de cet ouvrage, marqué, dit-il par de l’« idéalisme… [par une] conception déficiente de la théorie du reflet, [une] négation de la dialectique de la nature. » [8] Il s’est beaucoup consacré à la critique littéraire. A partir de 1935, et notamment dans ses deux derniers ouvrages, Existentialisme ou Marxisme [9], et La destruction de la raison. [10], il cherche à comprendre la généalogie des aberrations idéologiques de l’hitlérisme. Si, juste après la grande révolution de 1917 en Russie, de 1918 et 1919 en Allemagne et en Hongrie (où Lukács a été commissaire du peuple à l’éducation dans le gouvernement de la République Hongroise des conseils dirigé par Bela Kun), l’enthousiasme révolutionnaire avait pu permettre une dérive vers l’idéalisme et le spontanéisme, les phénomènes contre-révolutionnaires de masse portés par les fascismes conduisent en effet à s’interroger sur la complexité des problèmes idéologiques, les problèmes de la manipulation idéologique et de la fausse conscience. Je crois véritablement que la prise de conscience du fascisme joue un rôle essentiel dans l’évolution des conceptions de Lukács.

Avec Sur l’Ontologie de l’être social, il reprend les choses à la base. Il commence par dénoncer les idéologies dominantes de notre époque, le néo-positivisme et l’existentialisme, et leurs erreurs en matière ontologique, à savoir le refus d’admettre clairement l’existence d’une réalité structurée existant indépendamment de la conscience humaine. « Au cours des dernières décennies, le néopositivisme a été absolument dominant avec son refus de principe de tout questionnement ontologique, réputé non scientifique. » [11] Puis il souligne l’avancée de Nicolas Hartmann vers une véritable ontologie. Il étudie ensuite ce qu’il y a de faux et de juste dans l’ontologie de Hegel, avant d’exposer les principes ontologiques fondamentaux de Marx qui « dépassant l’idéalisme ontologico-logique de Hegel », esquisse « aussi bien en théorie qu’en pratique les contours d’une ontologie historique matérialiste ». [12] Après cette première partie historique qui compte quatre chapitres, il développe dans une deuxième partie une analyse systématique, couvrant également quatre chapitres, avec le travail, la reproduction, l’idéel et l’idéologie, et finalement l’aliénation.

Trois chapitres séparés ont été publiés en livre de poche en Allemagne fédérale chez Luchterhand. Le chapitre « Fausse et véritable ontologie de Hegel » en septembre 1971, le chapitre « Les principes ontologiques fondamentaux de Marx » en novembre 1972, et « Le travail » en mars 1973. Ces trois chapitres ont été traduits en anglais en 1978 et 1980 par Merlin Press à Londres. L’édition complète en allemand n’est intervenue qu’en 1984 et 1986 avec la parution des tomes 13 et 14 des œuvres complètes, alors même qu’une traduction en italien était intervenue en 1976 et 1981. Les éléments caractéristiques de la France et qui ont sans doute inhibé la réception de l’œuvre de Lukács en France, à savoir l’existence d’un parti communiste puissant inféodé à Moscou, la prédominance de l’école althussérienne sur la pensée marxiste, et celle de Jean-Paul Sartre sur la gauche non communiste, n’existaient pas en Allemagne fédérale et en Grande-Bretagne. En Italie, en revanche, on peut penser que les conceptions plus ouvertes du PCI et l’importance de la pensée de Gramsci, tout à la fois dialectique et historiciste, élaborée en prison hors de toute influence stalinienne, constituaient en revanche des facteurs plus favorables à la réception de la pensée de Lukács.

L’hypothèque Althusser

Le retour à la pensée de Marx a été bloqué en France, nous venons de le suggérer, par l’existence d’un Parti Communiste puissant, centralisé. Les réflexions sur le marxisme ont donc surtout été le fait de milieux universitaires profondément influencés par l’enseignement de Louis Althusser, dont les thèmes sont à l’opposé de ceux sur lesquels Lukács réfléchit à cette même époque. Avant d’examiner de manière plus systématique la problématique de Lukács dans l’Ontologie, voyons quelle est celle d’Althusser et en quoi elle s’oppose à celle de Lukács.

Avec sa rupture épistémologique qui oppose le jeune Marx d’avant 1845 au Marx marxiste d’après 1845, Althusser distingue et oppose radicalement science et idéologie. Pour Lukacs, une science est le reflet, dans la conscience des hommes, des lois, des processus de causalité qui structurent le réel. L’idéologie est caractérisée pour lui par le rôle qu’elle joue dans la lutte de classes pour régler des conflits sociaux. Il y a donc entre science et idéologie une différence de fonction, et non une différence entre le vrai et le faux.

Le critère de vérité d’une science est naturellement pour Lukács, sa capacité à expliquer le réel, et à le transformer. C'est donc la pratique qui est le critère de la vérité. Lukacs récuse par ailleurs toute division artificielle de la connaissance en sciences particulières. La définition qu’Althusser donne de la science est toute différente. Pour lui, « Une science n’est telle que si elle peut, de plein droit, prétendre à la propriété d’un objet propre. » [13] La pratique est éclipsée par la pratique théorique, qui produit les connaissances. « Le critère de la "vérité" des connaissances produites par la pratique théorique de Marx est fourni dans sa pratique théorique elle-même, c'est-à-dire par la valeur démonstrative, par les titres de scientificité des formes qui ont assuré la production de ces connaissances. » [14] Autant dire que le rapport au concret, taxé d’empirisme, est estompé au profit d’une cohérence rhétorique formelle. Il poursuit en affirmant : « Contre l’empirisme, Marx soutenait que la connaissance ne va pas du concret à l’abstrait mais de l’abstrait au concret » [15] Du mouvement dialectique entre théorie et pratique, il n’est pas question. Il ne retient qu’un mouvement univoque. Il faut dire qu’Althusser, parlant de la contradiction, ne semble pas savoir de quoi il s’agit et lui témoigne de la méfiance, comme si contradiction était synonyme de téléologie. De même, selon Althusser, « Les concepts d’origine, de "sol originaire", de genèse et de médiation sont à tenir à priori pour suspects. » [16].

Pour Althusser enfin « Le marxisme est d’un même mouvement et en vertu de l’unique rupture épistémologique qui le fonde, un antihumanisme et un antihistoricisme. » [17] Lukács quant à lui examine toujours les faits, les idées, comme des processus, dans leur histoire, dans leur passé et leur devenir. Le genre humain, les concepts qui le déterminent, sont également conçus dans leur évolution historique, depuis la sortie de l’homme de l’animalité primitive, jusqu’à sa « spécificité humaine pour soi » qui se construit dans les progrès de la socialisation.

Le concept d’aliénation est également rejeté par Althusser. « Je ne crois pas que les passages [du Capital] où ce thème [de l’aliénation] est repris aient une portée théorique. Je suggère par là que l’aliénation n’y figure pas comme un concept vraiment pensé » [18] ce qui peut paraître paradoxal de la part de quelqu’un qui promeut la psychanalyse au rang de science. « La philosophie… n’a pas d’histoire » [19] Elle est conçue comme le champ clos d’une lutte de tendances, sans fin, entre matérialisme et idéalisme, comme le lieu d’une « prise de parti », avec tout ce que cette formulation peut suggérer d’arbitraire.

Curieusement, Althusser laisse pointer un relent de spontanéisme quand il écrit : « Ceux des prolétaires qui lisent Le Capital peuvent le comprendre plus facilement que tous les spécialistes bourgeois, aussi "savants" soient-ils. Pourquoi, parce que Le Capital parle tout simplement de l’exploitation capitaliste dont ils sont les victimes. » [20] Il faut dire qu’Althusser se méfie avant tout de l’homme, et du sujet. Comme l’écrit Alain Lipietz dans son article d’Althusser à Mao [21] : « Althusser et, à sa suite, Balibar et Poulantzas, construisent leur système en pourchassant l’homme (fût-il concret) de la souveraineté et de la maîtrise de sa propre histoire. Les hommes ne sont que les supports du mouvement des structures. » Alors que Lukács pense toujours la structure de manière dynamique, comme processus, on voit chez Althusser une « ossification de la catégorie de contradiction en celle de structure » [22] Les choses apparaissent comme immuables. Comme Balibar le reconnait implicitement, « avec le concept de mode de production, on ne peut pas penser la transition d’une combinaison structurelle à l’autre. » [23], ce qui pose quand même problème pour des marxistes qui ont en principe pour objectif de transformer la société.

Il y a toutefois, dans l’althussérisme, une forme de rigueur scientifique rassurante. Il permet malgré tout d’analyser avec une certaine pertinence la reproduction des formations sociales existantes, et c’est ainsi qu’il a donné lieu à un foisonnement d’études concrètes, avec Etienne Balibar, Roger Establet, Nikos Poulantzas, Charles Bettelheim, Christian Palloix, Pierre-Philippe Rey, etc.

Trop tôt, trop tard.

Écrit en pleine crise du mouvement communiste international, mais en marge du débat, le texte de Lukács parait en allemand dans les années 1980, alors que la publication de « L’archipel du Goulag » [24] a achevé de révéler les réalités du stalinisme, à une époque où l’agonie du Brejnévisme prélude l’effondrement du socialisme réel en Europe, tandis qu’en Chine, c’est le parti communiste chinois lui-même qui organise l’intégration du pays dans le système capitaliste mondial. Le maoïsme n’aura survécu ni à la disparition de son initiateur, ni à celle de son monstrueux avatar cambodgien. Le marxisme a vécu sous sa forme de religion d’état, d’idéologie des pays socialistes, et de ce fait, il ne suscite plus guère d’intérêt.

Lukács lui-même avait bien pointé les « transformations de nombreuses personnes, qui autrefois étaient des révolutionnaires, en une bureaucratie brutalement manipulatrice, avec l’apparition d’une couche de véritables bureaucrates et manipulateurs. » [25]. Mao Tsé-toung pour sa part avait indiqué: « On mène la révolution socialiste, et on ne sait même pas où est la bourgeoisie ; or elle est dans le parti communiste. » [26]. Sans doute Lukács ne pouvait-il pas, à son époque, aller plus loin dans l’analyse, mais il est clair que pour un marxiste, l’honnêteté subjective de tel ou tel dirigeant ne peut pas être un élément d’appréciation pertinent en lieu et place de la structure de classe réelle de la formation sociale considérée. C’est seulement avec la somme magistrale de Charles Bettelheim sur Les luttes de classes en URSS [27] que nous disposons enfin d’une application du marxisme aux formations sociales du socialisme réel. Il apparaît au terme de cette analyse que si les communistes ont aboli la forme juridique qu’est la propriété privée des moyens de production, ils n’ont pas supprimé le salariat, ni son contenu, l’appropriation privée des moyens de production par une nouvelle classe dirigeante, la nomenklatura, régnant par les moyens d’une dictature policière. Cette bourgeoisie d’état a dû constater l’inefficacité de son système et s’est convertie au capitalisme sauvage, voire maffieux.

Le texte de Lukács est donc paru à la fois trop tôt et trop tard. Est-ce à dire que le marxisme a pour autant disparu définitivement ? Le socialisme réel et son échec a constitué pour lui une hypothèque. En même temps, son effondrement dégage le terrain et peut permettre de retrouver dans le marxisme ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, une pensée critique permettant de comprendre le monde et de le transformer.

Sur l’ontologie de l’être.

Venons-en maintenant à un examen plus détaillé du contenu de l’œuvre, en commençant par indiquer en quoi l’ontologie fondamentale est importante, dans la mesure où elle sous-tend la compréhension de l’ensemble du monde réel, de ses structures économiques et sociales jusqu’aux phénomènes de conscience qui motivent les actions pratiques et qui sont ce qui nous importe en dernière instance. Si le marxisme est une science, il doit reposer sur des bases scientifiques, sur des bases ontologiques justes, car l’ontologie constitue le fondement ultime du système. Il assure sa cohérence, et l’articulation des catégories.

Comme le dit Lénine, « Le matérialisme est la philosophie du marxisme… Mais Marx ne s'arrêta pas au matérialisme du XVIIIe siècle, il poussa la philosophie plus avant. Il l'enrichit des acquisitions de la philosophie classique allemande, surtout du système de Hegel, lequel avait conduit à son tour au matérialisme de Feuerbach. La principale de ces acquisitions est la dialectique, c'est-à-dire la théorie de l'évolution, dans son aspect le plus complet, le plus profond et le plus exempt d'étroitesse, théorie de la relativité des connaissances humaines qui nous donnent l'image de la matière en perpétuel développement. » [28] Le marxisme se situe donc à un point d’équilibre entre un idéalisme actif et un matérialisme mécaniste passif.

Marx écrit : « Le principal défaut, jusqu'ici, du matérialisme de tous les philosophes - y compris celui de Feuerbach est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non en tant qu'activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C'est ce qui explique pourquoi l'aspect actif fut développé par l'idéalisme, en opposition au matérialisme, - mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée ; mais il ne considère pas l'activité humaine elle-même en tant qu'activité objective. » [29] Cet accent que l’idéalisme place sur l’activité humaine, par rapport au matérialisme vulgaire, mécaniste, est ce qui permet à Lénine de dire que « L’idéalisme intelligent est plus près du matérialisme intelligent que le matérialisme bête. » [30]

En explicitant l’ontologie latente chez les classiques du marxisme, Lukács récuse tout matérialisme vulgaire, tout mécanisme. Il met en évidence la richesse des processus, des rapports, des contradictions, des interactions. Revenons à la définition que donne Lénine dans Matérialisme et Empiriocriticisme, livre consacré à la critique des disciples de Mach et Avenarius : « Le matérialisme consiste à reconnaître l'existence de "choses en soi" ou en dehors de l'esprit ; les idées et les sensations sont, pour lui, des copies ou des reflets de ces choses. La doctrine opposée (idéalisme) : les choses n’existent pas "en dehors de l’esprit" ; les choses sont des "combinaisons de sensations". » [31] On sait que le monde réel a eu une genèse, une évolution, que des êtres vivants, très différents de ceux que nous connaissons aujourd’hui et dont nous trouvons les fossiles, ont existé avant nous. Les lois physiques et chimiques, les lois de causalité existent objectivement dans la nature et l’activité cognitive de la science se contente de les découvrir. Aucune téléologie n’a guidé cette évolution, qui est d’ailleurs loin d’avoir été linéaire. Elle a eu ses contradictions, ses impasses non viables, ses retours en arrière. Seules les lois naturelles se sont appliquées pour aboutir progressivement à l’apparition de l’être humain.

« L’ensemble de l’être est un processus historique… Les catégories sont des formes de l’être, des déterminations de l’existence. » [32] L’être s’analyse ensuite en strates, en degrés étroitement liés les uns aux autres : la nature inorganique, la nature organique indissolublement liée au monde inorganique, composée des mêmes éléments, mais organisés dans un mode qui est celui de la vie, avec les plantes qui poussent sur les matériaux inorganiques, les animaux qui se nourrissent de plantes ou se dévorent entre eux, et enfin l’être social, le monde des hommes, des hommes conscients, des hommes qui vivent en société et ne peuvent vivre qu’en société, un monde qui fait partie du monde animal, mais s’en distingue radicalement. « Un être social » écrit Lukács,« ne peut naître et se développer que sur la base d’un être organique, et ce dernier uniquement sur la base d’un être inorganique. » [33] Entre ces différentes sphères s’établit ce que Lukács appelle Stoffwechsel, que nous avons choisi de rendre simplement par échange matériel, puisque Stoff signifie matière, matériau, substance, de préférence à métabolisme [34]. La transition d’une sphère à l’autre constitue un saut qualitatif.

Le travail.

Le travail est, dans son essence, cette relation d’échange matériel entre l’homme (la société) et la nature. « En tant qu’il produit des valeurs d’usage, qu’il est utile, le travail, indépendamment de toute forme de société, est la condition indispensable de l’existence de l’homme, une nécessité éternelle, le médiateur de la circulation matérielle entre la nature et l’homme. » [35] Il est le seul lieu où prévaut une téléologie. « Ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, » écrit Marx, « c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. » [36] Comme le dit Lukács, « La conscience cesse d’être un simple épiphénomène de la reproduction biologique. » [37]

Pour réaliser ce travail qui vise à satisfaire leurs besoins matériels, les hommes vont devoir opérer des choix, prendre ce que Lukács dénomme des « décisions alternatives », depuis le choix de la pierre primitive qui va être utilisée comme objet contondant (en fonction de ses caractéristiques immédiates ou de ses caractéristiques potentielles après un façonnage adéquat) jusqu’à la fabrication des outils les plus élaborés, et des outils pour fabriquer des outils. Ils vont différer des besoins dans le temps de manière à préparer les moyens nécessaires à leur satisfaction. Ils vont choisir les matières premières, choisir les propriétés mécaniques ou chimiques qu’ils vont combiner, appliquer les unes aux autres. « L’homme devient un être qui répond justement par là qu’il généralise ses besoins, les possibilités de leurs satisfaction – de manière croissante, parallèlement au développement social -, en des questions et que, dans sa réponse au besoin qui la déclenche, il fonde et enrichit son activité ». [38]

Le travail répond donc très exactement à un projet, au sens premier d’« image d’une situation, d’un état que l’on pense atteindre » [39]. S’il est réussi, il produit une valeur, valeur d’usage d’abord, valeur d’échange ensuite. L’acte de réalisation a donc une valeur (morale). Il obéit à un devoir (moral). Et Lukács fait observer que dans pratiquement toutes les langues, le mot « valeur » a cette double acception. Ainsi, le travail est à la base de l’éthique.

Qui dit travail dit aussi coopération dans le travail, répartition du travail, avant même qu’il soit question de division sociale du travail. Et donc nécessité du langage pour communiquer, se coordonner dans cette répartition du travail. Engels disait à juste titre qu’il venait de ce que les hommes « avaient réciproquement quelque chose à se dire. Le besoin créa son organe. » [40] Et avec le langage, l’homme découvre l’abstraction, puisque le mot désigne toujours, non pas un objet particulier précis, mais une catégorie générique.

Et puis le travail impliquant des masses d’hommes de plus en plus importantes, une forme de travail va émerger qui va consister, non plus à agir avec des outils sur des matières premières, mais sur d’autres hommes pour qu’ils se comportent conformément à ce qui est attendu d’eux dans le cadre du projet.

Les hommes sont contraints à l’action pour « répondre aux circonstances », « sous peine de ruine », et cela les conduit à agir, même si de nombreuses conditions leur échappent. Dans un premier temps, ils vont tenter de les maîtriser par la magie née de leur ignorance, de leur incompréhension des phénomènes dans lesquels ils évoluent. Puis, dans leur travail de transformation de la nature, ils vont améliorer la connaissance qu’ils en ont, et remplacer peu à peu la magie par la connaissance scientifique. Mais surtout, par le travail, ils se transforment eux-mêmes, ils développent leurs capacités. Le mouvement de développement de la production et des échanges entraîne une socialisation sans cesse croissante des êtres humains, et en même temps un processus de développement de leurs potentialités personnelles. Comme le dit Marx, (et pour prévenir une objection althussérienne, il ne le dit pas seulement dans les Manuscrits de 1844, mais aussi dans les théories sur la plus-value rédigés dans les année 1860, et donc postérieurement à la prétendue coupure épistémologique) : «  la production pour la production ne signifie rien d’autre que développement des forces productives humaines, donc développement de la richesse de la nature humaine comme fin en soi» [41] L’individualité, la singularité de l’être humain peut faire place, dans certaines conditions, à une personnalité. Dans certaines conditions, car il faut bien dire [42] « que ce développement des facultés de l’espèce homme, bien qu’il se fasse tout d’abord aux dépens de la majorité des hommes individuels et de classes entières d’hommes, finit par surmonter cet antagonisme et par coïncider avec le développement de l’individu particulier, donc que le développement supérieur de l’individualité ne s’achète qu’au prix d’un procès historique au cours duquel les individus sont sacrifiés… »

Le travail est aussi le modèle de toute pratique sociale, de toute création, artistique par exemple, par laquelle il peut exprimer, extérioriser sa personnalité.

Une théorie du genre humain.

Lukács définit donc dans l’ontologie une théorie du genre humain, d’un genre humain qui se construit historiquement, d’un genre humain dont les caractéristiques sont de plus en plus dignes de lui-même, d’un genre humain qui prend de plus en plus conscience de lui-même, passant, pour reprendre une terminologie hégélienne, d’un En soi à un Pour soi. Le concept de Gattungsmäßigkeit est donc central dans la pensée de Lukács. Il signifie littéralement conformité à l’espèce, et donc, pour utiliser un mot construit sur la même racine qu’espèce, spécificité. Et comme il est implicitement question de l’espèce humaine, nous parlerons donc de spécificité humaine.

Le déploiement de cette spécificité humaine se trouve entravée dans la société de classe, et tout particulièrement de nos jours dans la société capitaliste. Le capital réifie en effet le rapport social d’exploitation et de domination, aliène l’individu qui se trouve dépossédé de ses objectivations, dans le travail en tout premier lieu, et cette aliénation se répercute dans tous les aspects de la vie sociale. Marx a mis en évidence l’aliénation dans les manifestations vitales les plus élémentaires de l’homme. « On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l’habitation, la parure, etc., et que, dans ses fonctions d’homme, il ne se sent plus qu’animal. Le bestial devient l’humain et l’humain devient le bestial. Manger, boire et procréer, etc., sont certes aussi des fonctions authentiquement humaines. Mais, séparées abstraitement du reste du champ des activités humaines et devenues ainsi la fin dernière et unique, elles sont bestiales. » [43]

C’est ainsi que Lukács intègre à sa réflexion le domaine de la sexualité, qui est à la fois le rapport le plus naturel, le plus biologique, et le rapport social le plus élémentaire entre les hommes : « Le rapport de l’homme à la femme » écrit Karl Marx « est le rapport le plus naturel de l’homme à l’homme. En celui-ci apparaît donc dans quelle mesure le comportement naturel de l’homme est devenu humain ou dans quelle mesure l’essence humaine est devenue pour lui l’essence naturelle, dans quelle mesure sa nature humaine est devenue pour lui la nature» [44] Lukács dénonce les tendances contemporaines à renvoyer la sexualité à une simple consommation et montre en quoi elle est profondément aliénée, indigne de la spécificité humaine, si elle n’est pas à la fois dégagée du rapport de domination masculine, et accompagnée des représentations idéelles les plus complexes, les plus raffinées.

Idéel et idéologie.

Les phénomènes idéels, le phénomène de la conscience, sont donc constitutifs de l’être social, de l’espèce humaine. Lukács définit la connaissance scientifique comme étant celle qui permet une compréhension rationnelle du réel, qui y découvre les règles de causalité et de proportionnalité, celle qui se vérifie dans la pratique.

Lukács explique comment la magie est née de l’incapacité des hommes à comprendre les phénomènes, comment l’idée d’un être suprême, comment le besoin d’une ontologie religieuse est née de leur impuissance à maîtriser le monde par les pratiques magiques. Il n’y a donc pas chez Lukács d’opposition métaphysique radicale entre science et idéologie. Les idéologies, dont les religions font partie, sont conçues comme des moyens de régler les conflits sociaux. Elles exercent donc une fonction différente des sciences, lesquelles peuvent cependant jouer un rôle dans le champ idéologique lorsqu’elles mettent en cause l’ontologie religieuse, par exemple l’héliocentrisme de Galilée, ou la théorie de l’évolution de Darwin, situation à laquelle les religions peuvent répondre par un système de « double vérité ».

Notons toutefois que Lukács récuse toute idée de conscience collective, de sujet collectif qui serait un organisme pensant dont les individus seraient les cellules. « Le processus d'ensemble de la société est un processus causal, qui possède ses propres lois, mais jamais une orientation objective vers des buts. Même là où des hommes ou des groupes d'hommes parviennent à réaliser leurs objectifs, en règle générale les résultats sont foncièrement différents de ce qui avait été voulu. » [45] La pensée ne se manifeste que chez l’individu, et les phénomènes collectifs ne sont que la résultante, purement causale, des actions individuelles régies par une conscience individuelle.

Aliénation, manipulation, fausse conscience.

Lukács dit : « Le progrès est certes un résumé d'activités humaines, mais jamais leur accomplissement dans le sens d'une quelconque téléologie : c'est pourquoi, dans ce développement, des accomplissements primitifs, certes beaux mais économiquement bornés, ont toujours, à nouveau, été détruits ; c'est pourquoi le progrès économique objectif apparaît constamment sous la forme de nouveaux conflits sociaux. C'est ainsi que naissent, à partir de la communauté originelle des hommes, les antinomies, des rivalités de classe qui semblent insolubles. C'est aussi pourquoi les pires formes de l'inhumanité sont des résultats d'un tel progrès. C'est ainsi que, dans les commencements, l'esclavage est un progrès sur le cannibalisme ; c’est ainsi qu'aujourd'hui, la généralisation de l'aliénation des hommes est un symptôme du fait que le développement économique est en passe de révolutionner la relation des hommes au travail. » [46]

Aliénation, le concept est posé. Il est lié à celui de réification, Verdinglichung, qui, sur le modèle du fétichisme de la marchandise décrit par Marx, transforme en choses les rapports sociaux. C’est avec le chapitre sur l’aliénation et sur les espoirs de la surmonter, que se termine Sur l’ontologie de l’être social. Lukács établit ici, parmi les objectivations de l’activité humaine, une distinction entre l’extériorisation « Entäußerung », par laquelle l’homme exprime sa personnalité, et l’aliénation « Entfremdung » où l’homme s’en trouve privé, dépossédé. Cette aliénation touche indifféremment tous les êtres humains, quelle que soit leur position dans les rapports sociaux de travail ou de sexe.

Le degré extrême de l’aliénation est représenté par l’idéologie fasciste, dont Lukács a recherché la généalogie philosophique, dans le Nietzschéisme, notamment, et la généalogie sociale dans le prussianisme, que Lukács oppose à l’esprit de « responsabilité » individuelle qui prévaut dans les « société libres et démocratiques. » [47]

La manipulation, dont les hommes sont victimes dans leur vie quotidienne de la part des idéologues au service des classes dominantes, vise à promouvoir des idéologies (dont fait partie l’idéologie de la désidéologisation) dans lesquelles le système capitaliste est perçu, avec les misères et les aliénations qu’il entraîne, comme une fatalité naturelle. Sa complexité, son illisibilité croissante, favorisent évidemment l’irrationalisme. Il s’agit de remplacer la contestation globale du système capitaliste par le désir individuel de s’y intégrer pour bénéficier de ses bienfaits. Il s’agit de proposer un bonheur individuel fondé sur l’attrait du luxe, la consommation de produits à la mode, le divertissement de masse, les mirages de l’argent facile gagné par la spéculation boursière ou les jeux de hasard. À cela s’ajoute le modèle d’une sexualité prétendument « libérée », axée sur la recherche hédoniste d’un plaisir individuel, d’une performance personnelle, qui présente de surcroît l’avantage d’être gratuit. On flatte la singularité, la particularité, au détriment de la personnalité authentique.

« La conscience », écrit Lukács « signifie la compréhension intellectuelle du système capitaliste dans son ensemble et en même temps le combat pratique contre lui. C’est pourquoi il est impossible que cette conscience apparaisse jamais spontanément… elle doit… être apportée  "de l’extérieur" » [48] C’est en cela que le combat des marxistes pour une prise de conscience juste est important. Il vient s’appuyer sur des prises de conscience embryonnaires, spontanées, issues de la vie quotidienne, sur les mouvements de révolte contre les situations indignes qui sont faites à l’homme.

En dépit des conditions défavorables à la création artistique qui caractérisent de plus en plus la société capitaliste, Lukács souligne le rôle que l’art peut jouer dans cette prise de conscience : « En donnant forme à cet appel aux hommes qui cherchent à dépasser leur propre particularité, l’art peut, dans certaines circonstances, devenir le combattant d’avant-garde de la spécificité humaine pour soi, sans la contrainte d’une idéologie politique ou sociale d’opposition, directement exprimée. Il matérialise ainsi quelque chose qui sans lui serait resté largement inexprimé. » [49]

Les facteurs idéologiques ont donc, selon Lukács, un rôle qui s’est accentué, « on peut affirmer, à juste titre, croyons-nous, qu’il revient aux facteurs purement idéologiques dans la situation présente un rôle qualitativement plus important que ce n’était le cas auparavant. » [50] Avec les mutations que le capitalisme a connues depuis 1973, cette appréciation portée vers la fin des années 60 est d’autant plus vraie que la diversification des situations sociales par l’accentuation de la division du travail au sein du travailleur collectif, l’individualisation du social, ont estompé ce que l’on appelait autrefois la conscience de classe.

Être marxiste aujourd’hui n’a de sens que si l’on estime que le matérialisme dialectique et historique est une théorie scientifique qui permet de comprendre le monde dans son évolution, et d’agir pour le transformer. C’est, plus que jamais, tenir compte des leçons de l’histoire. C’est reconnaître aussi que les actions volontaristes (téléologiques) menées par les partis révolutionnaires ont souvent abouti à des résultats bien différents de ceux qui étaient attendus.

Par sa tentative de fonder une ontologie de l’être social qui permette de fixer l’épanouissement de la personne humaine comme un objectif possible et souhaitable de l’évolution, en délimitant les conditions d’une conscience et d’une action humaine, les contraintes objectives du règne de la nécessité, et les possibilités concrètes du règne de la liberté, Georg Lukács donne des éléments pour développer un marxisme fidèle à ses prémisses.


Table des matières

 

Introduction : À la recherche d’une éthique de l’action. 1

La conjoncture politique à la fin des années soixante. 1

Lukács en son temps. 2

L’hypothèque Althusser 4

Trop tôt, trop tard. 6

Sur l’ontologie de l’être. 7

Le travail. 9

Une théorie du genre humain. 11

Idéel et idéologie. 12

Aliénation, manipulation, fausse conscience. 13

 

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[1]      L’UJCML ne devait pas survivre à mai 68. Une partie devait rejoindre l’Humanité Rouge, issue du PCMLF, une autre devenir la Gauche Prolétarienne, avec ses dérives populistes, ouvriéristes, anarchisantes et spontanéistes nées de l’enthousiasme révolutionnaire de l’époque (qui lui ont valu le sobriquet de « Mao-spontex »).

[2]      La signification présente du réalisme critique, Gallimard, Paris, 1960, page 11 et 12.

[3]      Georg Lukács, Contribution au débat entre la Chine et l’Union Soviétique, Les Temps Modernes, n°213, page 1480

[4]      Georg Lukács, Contribution au débat entre la Chine et l’Union Soviétique, Les Temps Modernes, n°213, page 1482

[5]      Georg Lukács, Contribution au débat entre la Chine et l’Union Soviétique, Les Temps Modernes, n°213, page 1480

[6]      Georg Lukács. Interview de 1969 à la New Left Review, in Littérature, philosophie, marxisme, PUF, Paris, 1978, page 156.

[7]      Georg Lukács, Histoire et Conscience de classe, éditions de Minuit, Paris, 1970.

[8]      Georg Lukács, Il y va du réalisme, in Problèmes du réalisme, L’Arche, Paris, 1975, page 264.

[9]      Georg Lukács, Existentialisme ou Marxisme, Nagel, Paris, 1960

[10]     Georg Lukács, La destruction de la raison, L’Arche, Paris, 1958 et 1959.

[11]     Georg Lukács, Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain, in Cités, hors série 10ème anniversaire, mars 2010, page 359.

[12]     Georg Lukács, Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain, in Cités, hors série 10ème anniversaire, mars 2010, page 360.

[13]     Louis Althusser, Freud et Lacan, article paru dans la Nouvelle Critique en décembre 1964, in Positions éditions Sociales, 1976, page 18. Ainsi la psychanalyse est elle promue au rang de science, puisqu’elle a son objet, l’inconscient.

[14]     Louis Althusser, Lire le Capital, tome 1, Maspero, Paris, 1975, page 72.

[15]     Louis Althusser, La soutenance d’Amiens, in Positions éditions Sociales, 1976, page 154.

[16]     Louis Althusser, Lire le Capital, tome 1, Maspero, Paris, 1975, page 77.

[17]     Louis Althusser, Lire le Capital. Tome 1 Maspero, Paris, 1975, page 150.

[18]     Louis Althusser, La soutenance d’Amiens, in Positions éditions Sociales, 1976, page 171.

[19]     Louis Althusser, Lénine et la philosophie, février 1968. Maspero, Paris, 1972, page 19.

[20]     Louis Althusser, Comment lire le capital, article paru dans l’Humanité du 21 mars 1969, in Positions éditions Sociales, 1976, page 49.

[21]     Alain Lipietz, d’Althusser à Mao, in Les Temps Modernes, n°328, nov. 1973, page 753.

[22]     Alain Lipietz, d’Althusser à Mao, in Les Temps Modernes, n°328, nov. 1973, page 758.

[23]     Alain Lipietz, d’Althusser à Mao, in Les Temps Modernes, n°328, nov. 1973, page 759.

[24]     Alexandre Soljenitsyne, L’Archipel du Goulag, (3 tomes) Seuil, Paris, 1974, 1974, 1976.

[25]     Georg Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, tome 2, page 690

[26]     Mao Tsé-toung, cité dans le recueil « La lutte en chine contre le vent déviationniste de droite qui remet en cause les conclusions justes ». Pékin, 1976, page 20.

[27]     Charles Bettelheim, Les luttes de classes en URSS, Seuil-Maspero. 4 tomes, Paris, 1974, 1977, 1982, 1983.

[28]     Lénine, les trois sources et les trois parties constitutives du marxisme.

[29]     Marx, Première thèse sur Feuerbach, in L’idéologie allemande, Éditions Sociales, Paris 1971, page 31.

[30]     Lénine, Cahiers philosophiques, Œuvres, tome 38, Éditions du Progrès, Moscou, 1971, page 260

[31]     Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme, Œuvres tome 14, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1962, page 23.

[32]     Georg Lukács, Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain, in Cités, hors série 10ème anniversaire, mars 2010, page 360.

[33]     Georg Lukács, Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain, in Cités, hors série 10ème anniversaire, mars 2010, page 361.

[34]     Ensemble des transformations moléculaires et énergétiques qui se déroulent de manière ininterrompue dans la cellule ou l'organisme vivant.

[35]     Karl Marx, Le Capital, Livre I tome 1, Éditions Sociales Paris 1962, page 58.

[36]     Karl Marx, Le Capital, Livre premier tome 1, Éditions Sociales. Paris, 1962, page 180-181.

[37]     Georg Lukács, Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain, in Cités, hors série 10ème anniversaire, mars 2010, page 362.

[38]     Georg Lukács, Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain, in Cités, hors série 10ème anniversaire, mars 2010, page 363.

[39]     Définition du « petit Robert », par opposition au sens second de « travail, rédaction préparatoire (canevas, ébauche, esquisse) » qui correspondrait à l’allemand Entwurf.

[40]     Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Éditions Sociales, Paris 1961, page 174.

[41]     Karl Marx, Théories sur la plus-value, Éditions Sociales, 1976, Tome II, pages 125.

[42]     Karl Marx, Théories sur la plus-value, Éditions Sociales, 1976, Tome II, pages 125-126.

[43]     Karl Marx, Manuscrits de 1844, éditions Sociales, Paris, 1962, pages 60-61.

[44]     Karl Marx, Manuscrits de 1844, éditions Sociales, Paris, 1962, pages 86-87

[45]     Georg Lukács, Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain, in Cités, hors série 10ème anniversaire, mars 2010, page 368.

[46]     Georg Lukács, Les fondements ontologiques de la pensée et de l’agir humain, in Cités, hors série 10ème anniversaire, mars 2010, page 371.

[47]     Voir les articles Nietzsche als Vorläufer der faschistischen Ästhetik. (1934) et Über Preußentum. (1943) .

[48]     Georg Lukács, L’aliénation, pages 72-73.

[49]     Georg Lukács, L’aliénation, page 284.

[50]     Georg Lukács, L’aliénation, page 351.

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Ester Vaisman : Les rapports entre individu et genre : Réflexions à propos de « Prolégomènes pour une ontologie de l’être social » de G. Lukács

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Il ne s’agit pas ici de reprendre en détail la trajectoire intellectuelle longue et sinueuse de l’auteur. Dans un article publié en 2005 [1], j’ai déjà souligné le fait que « Lukács peut être considéré comme un des penseurs les plus influents de la culture marxiste contemporaine. Cette évaluation, il faut le dire, n’est pas seulement le fruit du travail de ses interprètes, lesquels, d’une façon ou d’une autre, se sont alignés sur l’œuvre du penseur hongrois, mais aussi de ses adversaires eux-mêmes » [2]. Par ailleurs, et considérant le témoignage de Nicolas Tertulian, j’ai signalé que « l’évolution intellectuelle de George Lukács nous offre une image singulière de la formation et du devenir d’une personnalité dans les conditions agitées d’un siècle non moins singulier, par sa complexité et par le caractère dramatique de son histoire » [3].

La difficulté de déterminer en quelques lignes le noyau théorique de Lukács, avant et après son adhésion au marxisme, est due au fait que l’auteur « a été profondément marqué par des expériences spirituelles les plus variées et hétérogènes » [4]  et qu’une des questions polémiques soulevées concerne les continuités et discontinuités de sa pensée. Il ne s‘agit pas non plus ici de prolonger ce thème tellement important. Néanmoins, on ne pourrait pas omettre de mentionner la thèse polémique « de ceux qui considèrent que "le vrai Lukács" est celui des œuvres de jeunesse et que la phase de maturité de son œuvre, c’est-à-dire la phase rigoureusement marxiste, constituerait une involution évidente »[5]. Il est fondamental, en outre, de mentionner un autre problème, toujours rattaché à la trajectoire polémique de l’auteur ; ses « autocritiques ». Bien que ce ne soit pas le moment le plus adéquat d’en discuter, il serait intéressant de le focaliser sous un autre angle, peut-être plus fécond, en s’interrogeant sur l’observation suivante : « quel autre penseur contemporain a été capable de renoncer critiquement et avec délibération, comme il l’a fait plusieurs fois, au prestige des ouvrages consacrées ? Renoncement qui a abouti au divorce complet de ses ouvrages, au point de manifester une totale absence d’identité d’auteur par rapport aux textes qui auraient fait, chacun de per si, la non-déclarée et toujours estimée carrière de certains, y compris les meilleurs et les plus respectables. Ce détachement, synonyme d’une énorme exigence envers soi-même, n’a jamais décliné en arrogance ou pédantisme, ni en auto proclamation de mérites ou en bravades d’autosuffisance, malgré l’immense solitude théorique à laquelle il fut désormais soumis » [6].

Certains interprètes de Lukács, tels qu’Oldrini [7] et Tertulian [8], considèrent que la phase de maturité de Lukács a commencé en 1930, quand le philosophe se consacre à ses études sur la littérature et notamment à partir d’une lecture renouvelée de la pensée de Marx. On sait que dans la première étape des exilés à Moscou, au début de 1930, Lukács, lorsqu’il quitte son exil de Vienne, travaille avec Riazanov, chargé à ce moment-là de l’édition des manuscrits de jeunesse de Marx qui entreprenait la publication de la MEGA. Cela fut pour Lukács une expérience hors du commun et responsable, probablement, du changement radical de son interprétation de la pensée marxienne. En accord avec Oldrini, ce tournant a un caractère ontologique dans la mesure où il se fonde sur la critique de Marx à la philosophie spéculative de Hegel, où Marx, influencé partiellement par les écrits de Feuerbach [9], reconnaît l’objectivité en tant qu’attribut originaire de tout être [10]. Toutefois, cela ne signifie pas « qu’on doit ignorer» dans l’analyse de cette longue période qui culmine avec Pour une ontologie de l’être social, « les inconvénients et les limites qui proviennent de l’absence comme fondement d’un projet ontologique explicite. A ce moment-là, chez Lukács, ce projet est complètement absent » [11].

En réalité, à partir du témoignage de l’auteur lui-même, on constate la connexion entre l’analyse de l’œuvre d’art et des questions d’ordre ontologique. Dans la Préface de 1969 à l’édition française de Mon chemin vers Marx, l’auteur affirme : « Si pour l’Esthétique le point de départ philosophique est le fait que l’œuvre d’art est là, qu’elle existe, la nature sociale et historique de cette existence fait déplacer toute cette problématique vers une ontologie du social » [12]. 

Lorsque nous signalons l’existence probable d’un fil conducteur en particulier entre l’Esthétique et l’Ontologie, il n’en résulte pas directement que Lukács aurait adhéré à l’expression elle-même, bien que, comme affirme Oldrini « la connexion conceptuelle existe déjà en germe, mais il manque le mot pour l’exprimer » [13]. En réalité, Lukács nourrissait une forte méfiance a l’égard du mot lui-même, en résistant à son usage ; « selon lui, adoptant la connotation que Heidegger lui avait conférée, le mot n’a qu’une valeur négative » [14]. Toutefois, lorsqu’il prend contact avec l’œuvre de Ernst Bloch, Questions fondamentales de la philosophie. Pour l’ontologie du pas-encore-être (noch-nicht-sein), publiée en 1961 et avec la volumineuse œuvre de N. Hartmann sur Ontologie, il se produit un changement de position de l’auteur par rapport au mot en question. Nicolas Tertulian  vient même à se demander « si Lukács se serait orienté à la fin de son parcours intellectuel vers l’ontologie en tant que science philosophique de l’être et de ses catégories, sans l’impulsion décisive des écrits de Hartmann » [15].

L’incursion Lukácsienne dans le débat de l’ontologie n’est nullement le fruit d’inclinations particulières ou personnelles, mais elle a lieu par le fait qu’il reconnaît qu’une série de questions théoriques devraient être traitées dans une perspective nouvelle. Les adversités de son temps lui imposaient – ainsi jugeait le penseur hongrois – l’énorme tâche de retourner à l’œuvre de Marx afin de reformuler complètement les perspectives théoriques en vigueur. Elles lui imposaient également de répliquer d’une façon décisive aux déformations et perversions de la pensée marxiste pratiquée par le stalinisme. Précisément pour cette raison, le dernier grand ouvrage philosophique de Gyorgy Lukács, Pour une ontologie de l’être social, constitue à l’intérieur de l’histoire du marxisme, un événement à part, une innovation radicale face à l’interprétation dispensée à l’œuvre de Marx  tout au long du siècle dernier. Cet ouvrage a pour mérite d’être le premier à souligner le caractère ontologique de la pensée de Marx.

Le retour à Marx préconisé par Lukács possède une particularité notable par rapport aux interprétations antérieures : il s’agit de son affirmation programmatique selon laquelle « personne hors Marx ne s’est occupé de l’ontologie de l’être social ». Il dénonce les préjugés anti-ontologiques des interprétations de la pensée marxienne qui restent cantonnés dans une orientation purement logico-épistémologique. En réalité, comme Lukács lui-même suggère, cette rigidité n’est rien d’autre qu’un versant spécifique des réflexions logico-épistémologiques qui ont dominé tout le scénario philosophique depuis le XVIIe siècle [16] et qui s’opposent vigoureusement à « tout essai de fonder sur l’être la pensée philosophique autour du monde », en affirmant « comme non scientifique toute question par rapport à l’être » [17].

Toute la vigueur des écrits ontologiques de Lukács possède deux directions fondamentales : d’une part, elle s’oppose vivement aux lectures mécanicistes trouvant leur origine au sein principalement du stalinisme et du marxisme vulgaire, et d’autre part, elle cherche à combattre les critiques des adversaires de Marx, en démontrant comment l’incompréhension – voire le refus - de toute ontologie se trouve circonscrite dans des nécessités imminentes de la configuration de la société capitaliste.

Le combat indiqué par Lukács contre la prédominance des réflexions logico-épistémologiques est dans la perspective qui concilie la position théorique avec la nécessité pratique. Contre la prédominance manipulatoire où la science s’est vue réduite dans le monde du capital, l’ontologie pose à nouveau le problème philosophique essentiel de l’être et du destin de l’homme.

La constatation d’une ontologie chez Marx lui fournit les éléments passibles d’établir, une fois pour toutes, la rupture avec la gnoséologie. Les réflexions de Lukács ont comme point de départ la critique fondamentale qui postule que, chez Marx, « le type et le sens des abstractions, des expérimentations idéales sont déterminés non pas à partir des points de vue gnoséologiques ou méthodologiques (et encore moins logiques), mais à partir de la chose elle-même, c’est-à-dire de l’essence ontologique de la matière traitée » [18].

Lukács différencie « l’ancienne philosophie » de la philosophie de Marx : « le marxisme se différencie en termes clairs des conceptions  précédentes du monde : dans le marxisme l’être catégorial de la chose constitue tout l’être de la chose, tandis que dans les anciennes philosophies l’être catégorial était la catégorie fondamentale à l’intérieur de laquelle les catégories de la réalité se développent. Il ne s’agit pas que l’histoire se déploie à l’intérieur du système des catégories mais, au contraire, l’histoire est la transformation du système des catégories. Les catégories sont, en somme, des formes de l’être » [19]

L’être n’est pas une catégorie abstraite, dans la mesure où il est compris comme totalité concrète dialectiquement articulée en totalités partielles. Cette structure constitutive de l’être, que Lukács désigne comme un « complexe de complexes » - adoptant la terminologie de Nicolai Hartmann – se présente toujours comme une connexion intriquée des éléments dans le sein de chaque complexe. Le complexe dans cette perspective est compris et déterminé en tant qu’ensemble articulé de catégories qui se déterminent réciproquement, et qui se structurent de façon décisive  par une catégorie qui agit comme moment prépondérant dans son intérieur. Cet affrontement – théorique et pratique – constitue le fondement de l’argument qui avertit de la nécessité d’un retour à Marx, sans les limites soulevées par le marxisme en général. Il s’agit de faire disparaître des pages de l’œuvre marxienne, une discussion totalement étrangère à son discours : les affirmations qui signalent l’existence chez Marx d’un déterminisme univoque, provenant de la sphère économique, et qui absolutise la force du fait économique, lorsqu’il relègue au second plan l’efficacité des autres complexités de la vie sociale. Contrairement au déterminisme univoque de la sphère économique face aux autres instances de la sociabilité, comme l’affirmant la plupart de ses adversaires, le noyau structurant de la pensée économique de Marx se fonde sur la conception de la détermination réciproque des catégories qui constituent le complexe de l’être social. Ce sont, par conséquent, des moments qui se présentent en permanence dans un état de détermination réflexive. C’est l’interaction de ces moments qui constitue la structure dans laquelle le processus de socialisation de l’homme se déplace et se dynamise. Les catégories de la production et de la reproduction de la vie – la sphère économique – développent la fonction motrice centrale de cette dynamique. Cependant, elles ne peuvent que se développer sous la forme d’un moment ontologiquement primaire d’une interaction entre les complexes qui existent, dans la dialectique objective, entre le hasard et la nécessité. Par conséquent, les sphères de superstructures de la société ne sont pas de simples épiphénomènes de la structure économique. Loin de constituer un réflexe passif, ces structures peuvent agir (ou rétroagir) sur le fondement matériel dans un degré plus ou moins grand, néanmoins, toujours à l’intérieur des « conditions, des possibilités ou des empêchements » que ce fondement détermine.

Ce qui caractérise et détermine la spécificité de l’activité humaine est une « activité posée », c’est-à-dire, c’est la configuration objective d’une fin préalablement pensée – le poser téléologique Le travail passe ainsi a être compris comme unité entre la pose effective d’une objectivité donnée et l’activité idéale préalable, directement régie et médiatisée par une finalité spécifique. 

C’est l’analyse des formes distinctes des actes téléologiques qui nous aide à comprendre le processus de développement des phases supérieures à partir de la forme originaire du travail. La dynamique inhérente aux interactions catégorielles du travail    non seulement établit l’origine humaine mais aussi détermine la dynamique des formes supérieures de la pratique sociale. Dans les formes supérieures de la société, elles occupent un lieu de distinction, en accaparant le rôle prédominant dans la dynamique de ce processus. Les actes ainsi nommés téléologiques secondaires deviennent plus « dématérialisés », une fois qu’ils se déconnectent de la relation directe avec le moment matériel de la pratique sociale. Ce sont ces actes, aussi désignés comme des actes socio-téléologiques, qui seront plus tard à l’origine des dimensions importantes de la pratique sociale, - telles que l’éthique, l’idéologie et  – ceci est une question cruciale pour Lukács – à la genèse des actions politiques.

Sur les Prolégomènes pour une ontologie de l’être social il est indispensable d’ajouter quelques informations importantes. D’après Nicolas Tertulian, ces manuscrits ont valeur de témoignage car ils représentent le dernier grand texte philosophique de Lukács. En fait ils ont étés rédigé peu avant sa mort. [20]

Sur les raisons qui ont guidé le philosophe à écrire ses Prolégomènes après avoir finalisé l’Ontologie, il y a des divergences entre les interprètes. D’après quelques témoins « (en particulier Istvan Eörsi, son traducteur pour l’hongrois), Lukács avait quelques doutes sur l’organisation du contenu de l’Ontologie, subdivisé en une partie historique/…/et une partie théorique, ce qui pourrait donner lieu à certaines répétitions. Étant conçus comme discours strictement théoriques, dans le but de fixer les points fondamentaux de l’Ontologie, les Prolégomènes ne connaissent pas cette dichotomie » [21]

Certains chercheurs de l’œuvre lukácsienne, eurent connaissance d’une information selon laquelle  Lukács aurait décidé de réécrire l’Ontologie, face aux critiques qu’il avait reçues de ses élèves, critiques consignées dans un texte publié « dans une traduction italienne à la fin des années 1960 dans la revue ‘aut-aut’ et successivement en anglais et en allemand »[22]sous le titre d’Annotations sur l’ontologie pour le compagnon Lukács.[23]

Cet événement pourrait être important afin d’expliquer la décision de Lukács. Encore selon Nicolas Tertulian, « considérant que les Prolégomènes ont été écrits après que Lukács ait eu connaissance des critiques formulées par ce groupe de philosophes, ses amis et disciples, on pourrait s’interroger si la décision d’écrire post festum une longue introduction à l’ouvrage n’aurait été prise précisément que pour répondre à ces objections. Or, une lecture des Prolégomènes à la lumière des Annotations, montre en toute évidence que Lukács n’a vraiment rien altéré à ses positions de fond » [24]. Par conséquent, l’hypothèse la plus plausible, au contraire de ce qui a été relevé, est que Lukács ait gardé l’impression de ne pas avoir réussi à exprimer avec clarté et profondeur ses intentions initiales, celles qui l’ont conduit à élaborer l’Ontologie elle-même.

Mais quels seraient exactement le locus et le rôle des Prolégomènes à l’intérieur  de cette immense entreprise, à laquelle Lukács a consacré ses dernières années de vie ? C’est à nouveau Nicolas Tertulian qui affirme en se servant d’informations concrètes : « Conçus, alors, comme introduction au texte principal de l’Ontologie, les Prolégomènes, pourtant, représentent une vaste conclusion » [25]. Il signale en outre que « les Prolégomènes ne sont en fait pas une simple répétition des idées développées dans le grand corpus de l’Ontologie de l’être social, mais qu’au contraire, ils portent de nouvelles inflexions et, parfois, des contributions inédites [26], malgré leur caractère répétitif et parfois lacunaire dans quelques passages spécifiques.

Selon notre point de vue, parmi les principales contributions inédites de ces écrits celle qui concerne les rapports entre individu et genre,  n’a pas encore reçu le traitement analytique adéquat. Cependant, en revanche, Lukács affirme que « le lieu central de la generitée, le dépassement de son mutisme naturel n’est aucunement une ‘idée’ géniale et isolée survenue au jeune Marx. Quoique la question apparaisse rarement de façon ouverte avec cette terminologie explicite, dans ses ouvrages postérieurs, Marx n’a jamais cessé d’envisager dans le développement de la generitée le critère ontologique décisif pour le processus de développement humain » [27] D’après le philosophe hongrois, la catégorie de generitée explicite la conception « révolutionnaire sur l’être et le devenir du genre humain » [28] instaurée par Marx. Lukács identifie le lieu génétique de cette conception, c’est-à-dire, le dépassement du genre muet naturel et l’avènement du genre proprement humain, précisément dans la praxis qui constitue la manière selon laquelle l’«adaptation active » se développe, et où, par conséquent s’effectue, de façon contradictoire et non identique, la constitution processuelle de l’être social. Autrement dit, « le fondement ontologique du saut [du genre muet par le genre pas muet pas-plus-muet E. V.] a été la transformation de l’adaptation passive de l’organisme à l’ambiance vers une adaptation active, lorsque la sociabilité surgit comme nouvelle manière de géneritée» [29]. Dans ce contexte, Lukács n’entend pas l’individualité comme une donnée humaine originaire, mais plutôt comme une catégorie qui se constitue aussi historiquement, dans le fondement d’une « détermination réciproque » avec la géneritée, mais pas uniquement. Il s’agit d’un processus extrêmement lent qui permet que le problème de l’individualité puisse apparaître non seulement comme un problème réel, mais aussi universel. En outre, « le vrai développement de l’individualité /…/ est un processus fort complexe dont le fondement ontologique est constitué par les posées téléologiques [30] de la praxis, y compris toutes les circonstances, mais qui n’a lui-même aucun caractère téléologique » [31]. Nous sommes, enfin, face à un processus qui se déploie dans le sens aussi objectif que subjectif, c’est-à-dire, « en raison de la praxis, l’être humain, qui se constitue au milieu d’une multiplicité de plus en plus variée, se présente devant une société /…/, où non seulement la corporification objective de la génerité s’accroît, ce qui  la rend de plus en plus variée sous divers aspects, mais qui, en même temps, impose des exigences multiples et diversifiées à l’ individu humain qui y est pratiquement actif » [32]. Il faut mentionner, qu’à un moment donné de la sociabilité, il y a une multiplicité presque infinie de décisions alternatives qui doivent être prises par l’individu singulier de la société, individu qui est constamment provoqué, ou même contraint à prendre des décisions, étant donné la différentiation et la complexification de la société dans son ensemble. Enfin, il est important de souligner que, lorsqu’on se penche sur la convergence ou la divergence entre le développement social et individuel, tout parait nous montrer que Lukács ne conçoit pas la formation des individus humains comme des simples produits mécaniques du genre, car, dans ce cas, les traces spécifiques de l’être social s’effaceraient, et il resterait seulement la relation naturelle muette entre l’espèce et son exemplaire.

 



[1]    *Professeur de Philosophie à l’Université Fédérale de Minas Gerais

      VAISMAN, E. « O ‘jovem’ Lukács : Tragico, Utopico, Romantico ? » in Revista Kriterion,n.112,2005, pp.293-310.

[2]    Id. Ibid. p.294.

[3]    TERTULIAN, N. « L’Évolution de la Pensée de Georg Lukács » in L’Homme et la Société, n. 20, avril, - mai-juin, Paris : Editions Anthropos, 1971, p. 15.

[4]    d. Ibid.

[5]    Id. Ibid.

[6]    VAISMAN, E. Op.Cit. p. 294.

[7]    OLDRINI, G. « Em busca das raizes da ontologia (marxista) de Lukács » in Lukács e a Atualidade do Marxismo. Sao Paulo: Boitempo Editorial, 2002, pp.49-75.

[8]    TERTULIAN, N. Lukács Hoje » in Lukács e a Atualidade do Marxismo. Sao Paulo: Boitempo Editorial, 2002, pp 27-48.

[9]    Cf.Principios da Filosofia do Futuro, Lisboa: Ediçoes 70, s/d.

[10]  Dans O Pensamento Vivido, Op. Cit. P.145, Lukács se situe  de la façon suivante: “Marx a élaboré principalement – et je considère cela la partie la plus importante de la théorie marxienne – la thèse selon laquelle la catégorie fondamentale de l’être social, ce qui vaut d’ailleurs pour tout être, c’est qu’il est historique. Dans les manuscrits parisiens, Marx dit qu’il y a seulement une science, c’est-à-dire, l’histoire, et il ajoute : « Un être pas objectif est un non-être ». Cela veut dire, il ne peut pas exister une chose qui n’ait pas de qualités catégorielles. Exister signifie alors que quelque chose existe dans une objectivité de forme déterminée, i.e., l’objectivité de forme déterminée constitue cette catégorie à laquelle l’être en question appartient ».

[11]  OLDRINI, G. Op. Cit. p.67.

[12]  LUKÁCS, G. Utam Marxhoz, Budapest, 1971, p.9-31 apud OLDRINI, G. Op.Cit. p. 69.

[13]  OLDRINI, G. Op ; Cit. p.67

[14]  Id. Ibid.

[15]  TERTULIAN, N. « Nicolai Hartmann et Georg Lukács. Une alliance féconde », in Archives de Philosophie, n° 66, vol. 4, 2003, p.671

[16]  « Après 1848, après le déclin de la philosophie hégélienne et surtout lorsque la marche triomphale du néokantisme et du positivisme débute, les problèmes ontologiques ne sont plus compris. Le néokantisme élimine de la philosophie la chose incognoscible en elle-même, tandis que pour le positivisme la perception subjective du monde coïncide avec sa réalité : » In : LUKÁCS, G. Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, I. Halband, Luchterhand Verlag, 1984, p. 574. (trad. it. Tome I, p. 277.)96. (trad.it. p.302).

[17]  LUKÁCS, G. “Prolegomena zur Ontologie des gesellschaflitchen Seins ». Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, I. Halband, Luchterhand Verlag, 1984, p. 7 (trad. it. p. 3)

[18]  LUKÁCS, G. Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, I. Halband, Luchterhand Verlag, 1984, p. 596. (trad. it. p . 302)

[19]  LUKÁCS,G., Dialogo sobre o pensamento vivido; in: Revista Ensaio, n. 15/16; Sao Paulo: Ed. Ensaio, 1986; p .85.

[20]  TERTULIAN, N. Op. Cit. p. IX.

[21]  TERTULIAN, N. Op. Cit. p. XI.

[22]  Id. Ibid.

[23]  FEHER, F.; HELLER, A; MARKUS, G et VADJA, M. « Annotazioni sull’ontologia per il compagno Lukacs (1975) » in aut aut (fascicolo speciale), n. gennaio-aprile 1977, pp.  21-41.

[24]  TERTULIAN, N. Op. Cit. p. XI.

[25]  Id. Ibid p. XII. L’auteur ajoute encore : « L’édition hongroise de l’Ontologie a opté pour le mettre dans la fin de l’œuvre, comme une troisième volume, en tant que l’éditeur allemand a préféré rester fidèle à la lettre du projet de Lukács ».

[26]  TERTULIAN, N. Op. Cit. p. XXIV.

[27]  LUKÁCS, G. « Prolegomena zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins“ Op. Cit. p. 40.

[28]  Id. Ibid.

[29]  Id. Ibid. p. 43.

[30]  Dans le texte originel teleologischen Setzungen

[31]  Id. Ibid. p. 44.

[32]  Id. Ibid. p. 45.

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Le concept d'aliénation chez Heidegger et Lukács, par Nicolas Tertulian

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Lukács, qui a toujours vu en Heidegger son grand antagoniste, s'est confronté à plusieurs reprises à son œuvre. Il l'a fait dans des ouvrages essentiellement polémiques comme Existentialisme ou marxisme ?, La Destruction de la raison, ou le texte consacré en 1949 à la Lettre sur l'humanisme, Heidegger redivivus ; il l'a fait dans des ouvrages qui sont des sommes philosophiques comme l'Esthétique ou l'Ontologie de l'être social. Aucun autre philosophe contemporain n'a suscité en lui un intérêt comparable, un intérêt critique bien sûr, comme si un jeu subtil d'affinités et de répulsions l'unissait à sa pensée.

Au centre de cet intérêt se trouvait l'approche heideggérienne du phénomène d'aliénation, à commencer par la célèbre description du On dans Sein und Zeit. Tout en reconnaissant autant dans la Destruction de la raison que dans l'Esthétique le caractère suggestif et la force de certaines pages de Sein und Zeit, Lukács soumettait la méthode et les conclusions de l'auteur à une sévère critique. Sa conviction était que l'aliénation, telle que Heidegger la concevait, visait des phénomènes sociaux analysés aussi par Marx - évidemment d'un tout autre point de vue - sous le nom de réification ou de fétichisme de la marchandise. Mieux encore : il n'hésitait pas à parler d'un « romantisme anticapitaliste » chez le philosophe fribourgeois [1], tourné non vers le passé, mais - sur les traces de Kierkegaard - vers la réalité quasi-théologique de l'Être, le On (das Man) n'étant qu'une image de la quotidienneté moderne, épurée de ses déterminations socio-économiques. A partir de ces prémisses, Lukács décelait dans Sein und Zeit une polémique sous-jacente avec le marxisme, et c'est dans cette perspective qu'il entreprend l'analyse du livre. L'ancien but de Simmel, à savoir « donner un soubassement au matérialisme historique » (psychologique, voire métaphysique) lui semblait ressurgir dans l'interprétation des phénomènes sociaux que Heidegger effectuait à partir de « l'ontologie fondamentale ». L'interprétation que Lukács donnait de la Lettre sur l'humanisme allait dans le même sens. Dans un passage devenu fameux, Heidegger reconnaissait le mérite historique de Marx comme penseur de l'aliénation et, dans ce sens, la supériorité du marxisme sur les autres conceptions de l'histoire. Il y laissait également entendre que seule une pensée de l'Être et de l'histoire de l'Être (donc la sienne, et non la phénoménologie de Husserl ou l'existentialisme de Sartre) pouvait engager un « dialogue fructueux » avec le marxisme. Le 5 mars 1963, Lukács écrivait à Karel Kosik à propos de ces affirmations : « Le passage a été écrit bien plus tard que Sein und Zeit, il est pourtant certain qu'il se rapporte intimement à cet ouvrage ». [2]

Lukács persistait donc à croire qu'il y avait dans Sein und Zeit une polémique cachée avec la conception marxiste de l'histoire et de l'aliénation. Mais les preuves philologiques lui manquaient ; le nom de Marx, pas plus que celui d'un auteur marxiste quelconque, n'apparaissait ni dans le livre, ni dans les autres textes heideggériens de l'époque. On peut supposer que pendant un bon moment, Lukács a été tenté de prendre au sérieux l'hypothèse de Lucien Goldmann (devenue pour celui-ci une certitude) selon laquelle il y a dans Sein und Zeit, et tout particulièrement dans les passages sur la réification, une réplique à ses propres thèses, défendues dans Geschichte und Klassenbewußtsein. Il existe même une lettre de Lukács, adressée le 1er mai 1961 à son éditeur Frank Benseler, dans laquelle il juge « à peu près plausible » (ziemlich plausibel) la démonstration philologique de Georg Mende, qui dans son livre, Studien über die Existenzphilosophie, conclut à l'existence d'une « polémique cachée » (versteckte Polemik) dans Sein und Zeit avec Geschichte und Klassenbewußtsein, bien que, par ailleurs, il présente à son correspondant cette thèse comme « une curiosité ».

Deux ans plus tard, dans une lettre à Karel Kosik, qui lui demandait des éclaircissements sur le sujet, il n'excluait toujours pas l'hypothèse d'un tel rapport entre son livre, qui - soulignait-il - était « très connu à l'époque », et les passages sur la réification de Sein und Zeit, tout en insistant sur le fait qu'il ne s'agissait que d'une hypothèse. A défaut de preuves philologiques, il finissait sa lettre par une formule qui résumait sa pensée. Partant de l'idée qu'au moment où il rédigeait son livre, Heidegger avait nécessairement dû rencontrer sur son chemin le marxisme, il concluait à une confrontation « dans une large perspective historique » (im großen historischen Sinne) des deux pensées. En ce sens, ajoutait-il, « il est indifférent de savoir quelle était la source directe de Heidegger ». Dans la préface de 1967 à Geschichte und Klassenbewußtsein, il prenait la même position. En mettant explicitement entre parenthèses le débat « philologique », il insistait sur le fait que le problème de l'aliénation était à l'époque « dans l'air ». [3]

La position de Lukács, on le voit, réclame un examen plus attentif, qu'il faut réserver pour une autre occasion. Mais la publication dans la Gesamtausgabe des cours donnés par Heidegger au début des années vingt, donc avant la publication de Sein und Zeit, ainsi que celle d'autres textes appartenant à la même époque, permet de connaître de façon plus précise la genèse de la pensée heideggérienne et, tout particulièrement, les origines de son concept d'aliénation.

Il apparaît aujourd'hui que les prémisses de ses réflexions sur l'aliénation étaient plutôt théologiques. Les concepts de réification et d'aliénation apparaissent dans des textes antérieurs à la publication de Geschichte und Klassenbewußtsein [4], et, par contre, on n'y trouve pas la moindre référence soit à un texte marxien, soit à un texte marxiste. La thèse de Lukács sur les origines kierkegaardiennes de la pensée heideggérienne se trouve en revanche plutôt confortée par la lecture de ces textes inédits.

En conclusion, ce qu'on peut dire avec certitude, c'est que la question de l'aliénation, centrale aussi bien chez Heidegger que chez les penseurs marxistes, est le terrain idéal de confrontation entre ces deux types de pensée.

Les thèses de l'aliénation et de l'existence déchue apparaissent très tôt dans la pensée de Martin Heidegger.

Un texte de 1922, Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles (Anzeige der hermeneutischen Situation) contient in nuce les analyses qui allaient faire la célébrité de Sein und Zeit. (1927). Dans ce texte, récemment découvert, publié par Hans-Ulrich Lessing dans Dilthey-Jahrbuch, Heidegger met déjà en évidence la tendance du souci à la dispersion dans le monde, la tendance de l'existence humaine à se laisser emporter par le monde, à s'identifier au monde - ce qui lui apparaît comme un détournement de soi. Pire : comme « une chute », comme « une déchéance » de l'authenticité du soi. Il écrit : « Ce penchant de l'attitude soucieuse (dieser Hang der Besorgnis) est l'expression d'une tendance factuelle fondamentale de la vie à faire défection à elle-même (zum Abfallen von sich selbst) et ainsi à sombrer dans le monde (zum Verfallen an die Welt) et par là-même à se détruire elle-même. [5] En vrai contemptor mundi, le philosophe considère le penchant du Dasein à se laisser accaparer par le souci du monde comme une fatalité (Verhängnis) - synonyme d'existence dévoyée, ou plus exactement aliénée.

Il n'est pas surprenant que Heidegger voie dans la recherche des attaches sécurisantes le trait caractéristique de la déchéance, car, selon lui, l'homme qui mène une vie tranquille, apaisée, échappe à l'inquiétude fondamentale, or celle-ci est le signe de la recherche de soi et de l'existence authentique, alors que la sécurité est le signe de la perte de soi, le synonyme de l'existence déchue. Et le philosophe fait appel à un concept de souche théologique pour illustrer la pression subie par l'homme dans son existence. Il parle du caractère tentateur du monde, qui attire le Dasein dans son orbite, en provoquant un détournement de soi-même. « En tant qu'apaisante, cette tendance à déchoir qui est le propre de la tentation est aliénante (entfremdend), c'est-à-dire que la vie factuelle devient de plus en plus étrangère à elle-même en se fondant dans son monde du souci, et cette agitation soucieuse et croyant être la vie, enlève à celle-ci de plus en plus la possibilité factuelle d'apercevoir son image dans la préoccupation et de se prendre ainsi (elle-même) comme étant le but d'un retour (sur soi) permettant la reconquête de soi ». [6]

Même innommé, l'œil de Dieu est présent, et il a le regard fixe : l'inquiétude fondamentale, le mouvement constant que doit entretenir la conscience humaine afin d'éviter sa réification, est conçue par rapport à une exigence d'authenticité qui, elle, ne change pas. En formulant ses considérations sur la. 4 déchéance inhérente à l'existence purement intramondaine, placée sous le signe des impulsions et des penchants, Heidegger tient à mettre en garde (dans son manuscrit de 1922 comme plus tard dans Sein und Zeit ) contre toute tendance à relativiser ce mouvement aliénant de la vie et à le regarder comme le résultat d'une situation historique transitoire. Les illusions « progressistes » sur la possibilité de neutraliser la déchéance, et sur l'émergence d'une époque historique plus heureuse, sont rejetées par le philosophe, car elles reposent, selon lui, sur l'incompréhension de la « fatalité interne », propre à ce mouvement de la vie (Heidegger rejoint sur ce point les critiques de Schopenhauer). Les projections idéalisantes d'un avenir heureux de l'humanité ne sont que les avatars du détournement de soi de l'existence.

C'est en se fondant sur cette représentation de la condition humaine que Heidegger entreprend la critique de l'ontologie traditionnelle.

Le reproche fondamental qu'il adresse à l'ontologie grecque est d'avoir privilégié le monde par rapport à l'existence humaine. La priorité accordée au « monde », à ses exigences et à ses impératifs, aurait mené nécessairement à l'occultation de la spécificité inaliénable du Dasein. Forgée pour maîtriser le monde la Vorhandenheit (l'être-sous-la-main), la conceptualité grecque, perpétuée par la pensée moderne, ne serait pas en mesure, selon Heidegger, de rendre compte de l'existence humaine dans sa temporalité originaire. « L'ontologie grecque - écrit-il - et son histoire qui à travers diverses filiations et déviations, détermine aujourd'hui encore la conceptualité de la philosophie, est le preuve que le Dasein comprend lui-même et l'être en général à partir du "monde", et que l'ontologie ainsi née bute sur la tradition qui la fait sombrer dans l'évidence et la ravale au rang d'un matériau qui n'attendrait plus que d'être retravaillé (ainsi en va-t-il pour Hegel) ». [7]

En prenant ses distances par rapport à l'ontologie traditionnelle (d'Aristote à Hegel), qu'il n'hésite pas à qualifier de « déracinée », Heidegger revendique une pensée qui plonge ses racines dans son « temps », dont elle doit assumer la singularité. Il rejette l'idée d'une philosophia perennis dans la mesure où celle-ci sacrifie au phantasme de « l'humanité universelle ». L'ontologie du Dasein n'a pas d'autre mission que d'exprimer le « souci fondamental » (Grundbekümmerung) de l'homme ancré dans son hic et nunc historique. Elle doit se charger de la « pesanteur » du Schwer- und Schwierigsein , apparaît tôt chez Heidegger, déjà dans des textes des années 1921-1922), en refusant les solutions de facilité qui consistent à se raccrocher aux principes et aux théories traditionnelles.

La déchéance est donc pour Heidegger consubstantielle à l'existence humaine ; il n'hésitera pas à l'identifier à « l'existence quotidienne » tout court. Déjà dans le cours de 1921-22, Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles, il esquissait une vraie phénoménologie de l'existence déchue, désignée par un terme fort : Ruinanz (être ruiné ; le mot ruiné étant étroitement associé à celui de Sturz - chute, effondrement). Le penchant (die Neigung), la suppression de la distance (die Abstandstilgung) et le verrouillage (die Abriegelung) étaient les moments constitutifs de « l'être-ruiné », de l'homme submergé par la préoccupation soucieuse du monde. Cette dernière, à son tour, comprendrait quatre moments définitoires : la tentation (das Verführerische, Tentative), l'apaisement (das Beruhigende, Quietive), l'aliénation (das Entfremdende, Alienative) et l'annihilation (das Vernichtende, Negative).

Il fait remarquer que Heidegger met en cause la socialité intramondaine en tant que telle, les rapports les plus élémentaires d'échange et de coopération entre les individus, en y voyant le lieu de résidence de la déchéance et de l'inauthenticité. C'est le sens de son affirmation, souvent répétée, selon laquelle, dès le début et dans la plupart des cas, le Dasein n'existe que sous forme d'inauthenticité. L’émergence du Soi dans le monde, ses contacts élémentaires avec les autres, nécessaires à sa conservation, sont présentés comme des actes d'« auto-aliénation » par rapport aux possibilités essentielles de l'individu. Ainsi dès le début le Soi est pris en charge par les forces anonymes du On, par les règles et les conventions de la coexistence sociale, qui le privent de son ipséité originaire. La préoccupation soucieuse du monde (Besorgnis) qui impose aux individus des rapports d'entraide et de « sollicitude » mutuelles (ce que Heidegger appelle die einspringende Fürsorge) est présenté comme le lieu de l'existence administrative et calculée, où le Soi se solidifie dans un Moi qui l'aliène, qui le sépare des possibilités qui lui sont les plus propres : « Im "Ich" spricht sich das Selbst aus, das ich zunächst und zumeist nicht eigentlich bin ». (Dans le "je" s'exprime le Soi-même que, de prime abord et le plus souvent, je ne suis pas authentiquement). [8] Ainsi la vie sociale se déroule-t-elle sous le signe de la médiocrité et du nivellement, dominée par lens realissimum du On.

Sur le plans strictement philosophique, et en consonance avec la dépréciation ontologique de l'existence fondue dans le monde, Heidegger va considérer l'appréhension purement cognitive du réel, donc l'appréhension thématisante et catégorielle, comme une modalité déficiente à appréhender l'être. Par conséquent, il va reléguer l'activité cognitive du sujet et son objet, les catégories de l'être, dans la zone inférieure de la dé-mondéisation du monde. « Im puren Dingwahrnehmen zeigt sich vielmehr die Welt in einer defizienten Bedeutsamkeit... ». Les catégories du réel, telles qu'elles ont été définies par Aristote, Kant ou Hegel, « sind schon aus einer Zugangsart... geschöpft die sich im Prozeß einer charakteristischen Entweltlichung befindet ». [9]

Aux yeux de Heidegger, l'inauthenticité frappe l'ensemble des activités humaines qui détournent le Soi de son pouvoir-être le plus propre. Mais l'inauthenticité imprègne aussi tout ce qui détourne le Soi de sa condition primordiale d'être-jeté dans le monde, sans les attaches sécurisantes du Woher (d'où) ou du Wohin (vers quoi). Même les activités psychiques les plus élémentaires, l'impulsion (Drang) et le penchant (Hang), sont rangées dans le lot des activités dissimulatrices et inauthentiques, car déclenchées sous la contrainte du monde ou emportées par la séduction ; elles sont des formes hétéronomes du souci et en permettent pas la libre auto-affirmation du soi. « L'impulsion en tant que telle rend aveugle », (der Drang als solches blendet, macht blind) écrit en ce sens Heidegger, en faisant référence à l'occultation de l'existence anticipatrice. [10]

Le discours de l'ontologie fondamentale, tel qu'il se développe dans Sein und Zeit, prend souvent la forme de l'injonction adressée au Dasein de s'arracher aux normes et aux impératifs de « l'espace public » afin de retrouver l'authenticité dans « l'esseulement » (Vereinzelung) et dans « la discrétion » (Verschweigung). « L'espace public » (die Öffentlichkeit) quadrillé par les puissances impersonnelles (même si souvent très « personnalisées » ) du On, a sa propre « intellection » et soumet le Soi à la loi du conformisme et du nivellement. Heidegger propose une description saisissante de l'être-avec-les-autres (Mitsein et Miteinandersein) dans l'espace public. Les exigences de la production et de la reproduction sociale (ce que le philosophe appelle das Besorgen), voueraient les individus à des existences quasi fonctionnelles et interchangeables : « Man ist Schuster, Schneider, Lehrer, Bankier. Hierbei ist das Dasein etwas, was auch Andere sein können und sind » (On est cordonnier, tailleur, professeur, banquier. Le Dasein est quelque chose que les autres aussi peuvent être et sont effectivement). [11] Les individus apparaissent instrumentalisés par la fonction qu'ils sont appelés à remplir : les rapports interhumains sont décrits comme des rapports utilitaires, dominés - y compris dans l'entraide et la sollicitude quotidienne - par « la distance et la réserve », et surtout par la « méfiance ». L'assujettissement des individus au « rôle » qui leur revient dans un ensemble fonctionnel, a comme effet la « médiocrité » et le « nivellement », car par sa nature même un tel ensemble neutralise les différences de niveau et la singularité du soi.

La particularité de la position heideggérienne s'exprime dans le fait que cette situation de déchéance et d'aliénation du Dasein est rapportée à « l'objectivation » intrasociale en tant que telle. Là où le pôle « objectif » de la vie sociale affirme sa prééminence, en exigeant l'insertion des actions individuelles à l'intérieur de son espace de jeu, se ferait jour la compréhension « vulgaire » de l'histoire, synonyme d'existence déchue, inauthentique. « Objectivation » et « aliénation » apparaissent donc étroitement liées.

L'ontologisation de l'existence inauthentique se traduit par son identification avec la « quotidienneté » . Cette dernière est décrite comme étant la zone par excellence de la dispersion (Zerstreuung), où l'existence est accaparée par la manipulation des choses, hantée par leur administration et leur calcul. Le Dasein se transforme lui-même en un être administré et calculé, dominé par l'hétéronomie, car il n'existe plus qu'en fonction des « outils » et de leur temporalité spécifique. Heidegger peut donc identifier l'existence quotidienne à une « chute » (Absturz), en brossant un tableau éminemment négatif des figures de l'aliénation qui régentent ce type d'existence. « Le Dasein se précipite de lui-même dans lui-même, dans l'absence de sol et la nullité de la quotidienneté inauthentique. Mais cette précipitation (dieser Sturz) demeure retirée à ses yeux par l'être-explicité public, au point même d' être explicitée comme "progrès" et comme "vie concrète"».[12]

Lukács a été un des premiers à déceler dans l'analyse heideggérienne de l'inauthenticité une critique déguisée de l'existence quotidienne dans la société capitaliste. Il a mis en cause l'ontologisation de cette critique et ses effets déformants. Il y a en effet, chez Heidegger, un glissement perpétuel de la radiographie critique de l'aliénation à la réfutation de « l'ontologie traditionnelle ». Ainsi, l'analyse critique d'une temporalité hantée par les choses et leur utilisation (par l'outil) aboutit dans la partie finale de Sein und Zeit à une mise en cause du « temps vulgaire », qui ne serait que l'expression de ce type d'existence manipulée. [13] L'acquis de l'authenticité passe ainsi par l'arrachement à « l'espace public » et à sa temporalité déchéante, afin de trouver son accomplissement dans le face à face avec la mort et dans la finitude assumée.

Les phénomènes de réification ou, à un degré supérieur de généralité, d'aliénation, se trouvent au cœur de la recherche de Lukács, tout au long de son œuvre. Le philosophe leur accorde une place de choix dans Geschichte und Klassenbewußtsein, dans son essai célèbre, La réification et la conscience du prolétariat, en reprend l'analyse sous un jour nouveau dans la partie finale du livre Le jeune Hegel, leur consacre un chapitre central dans l'Esthétique, où il est question de la mission défétichisante de l'art, ainsi que l'important chapitre final de l'Ontologie de l'être social ; enfin, il n'oublie pas de nous livrer ses dernières réflexions sur la question dans Prolégomènes à l'Ontologie de l'être social, son testament philosophique.

L'approche socio-historique et le refus ferme, ab initio, de toute transfiguration « ontologique » (méta-sociale) des phénomènes oppose Lukács d'emblée à la démarche de Heidegger. Rien de plus étranger à sa vision que, par exemple, la diabolisation de la technique, qui allait amener l'auteur de Sein und Zeit à imputer au même esprit maléfique agriculture motorisée, chambres à gaz, blocus ou bombes à hydrogène. Pareille homogénéisation de l'hétérogène (sans même parler des implications éthiques choquantes du raisonnement), va à l'encontre de l'interprétation pluraliste des processus d'aliénation, propre à Lukács.

Dans l'Ontologie de l'être social, Lukács met en place une véritable phénoménologie de la subjectivité pour rendre intelligibles les assises socio-historiques du phénomène d'aliénation. Il distingue deux niveaux d'existence : le genre humain en-soi et le genre humain pour-soi. Caractéristique pour le premier est la tendance à réduire l'individu à sa propre « particularité », pour le second, l'aspiration vers une « nicht mehr partikulare Persönlichkeit ». L'acte téléologique (la teleologische Setzung), défini comme phénomène originaire et le principium movens de la vie sociale, est décomposé à son tour en deux mouvements distincts : l'objectivation (die Vergegenständlichung) et l'extériorisation (die Entäußerung). En soulignant la conjonction, mais aussi la possible divergence de ces deux moments, à l'intérieur du même acte, Lukács fait valoir l'espace d'autonomie de la subjectivité par rapport aux exigences de la production et reproduction sociale. Face à une situation identique, avec ses contraintes d'objectivation, l'éventail des réactions subjectives (l'intériorisation de l'intériorité) peut être très large. Le champ de l'aliénation se situe dans « l'espace intérieur » de l'individu, comme une contradiction vécue entre l'aspiration vers l'autodétermination de la personnalité et multiplicité de ses qualités et de ses activités, qui visent la reproduction d'un ensemble étranger. La distorsion entre objectivation et extériorisation, entre le fonctionnement de l'individu en tant qu'agent de la reproduction sociale et l'auto-expression de sa personnalité, se traduit par des blocages et des refoulements (dans le cas de l'acceptation du statu quo social), ou, au contraire, par des actes de résistance et d'opposition active.

L'individu replié dans son autosuffisance, acceptant l'immédiateté de sa condition - imposée par le statuquo social - sans velléité de « transcendance » et sans véritable aspiration à l'autodétermination, est pour Lukács l'individu à l'état de « particularité », l'agent par excellence du genre humain en-soi. Il emprunte une réplique au roi des Trolls (Peer Gynt) pour définir la « particularité » comme cantonnement dans l'autosuffisance et dans la réfutation du Sollen (transcendance du donné) : « Troll, suffis-toi toi-même ». Définitoire pour les Trolls, la formule marque la différence par rapport aux hommes qui ont pour devise : « Homme, sois toi-même ». A travers des exemples littéraires, empruntés surtout à la littérature du XIXe siècle, mais en faisant aussi appel à quelques grands noms de la littérature du XXe siècle, (O'Neill, Elsa Morante, Styron, Thomas Wolfe ou Heinrich Böll), Lukács essaie de tracer dans son texte Lob des neunzehnten Jahrhunderts la ligne de clivage entre la « particularité » des sujets aliénés et la « nicht mehr partikulare Persönlichkeit » qui incarne l'aspiration vers l'authentique genre humain. [14] Le passage de l'existence de Troll à la véritable existence humaine implique l'assomption de la « transcendance » (Sollen), la volonté de retrouver une force agissant dans l'intimité de la conscience humaine contre les impératifs d'une existence sociale hétéronome, la force de devenir une personnalité autonome.

A l'encontre de Heidegger, la quotidienneté n'apparaît plus dans cette vision comme l'espace par excellence de l'existence déchue ou aliénée. Dans son Esthétique, Lukács met d'ailleurs en question le « profond pessimisme » qui imprègne la description heideggérienne de la quotidienneté. [15] Selon lui, l'existence quotidienne est, au contraire, un champ de combat entre aliénation et désaliénation ; « l'ontologie de la vie quotidienne » fournit de nombreux exemples dans ce sens.

Dans l'Ontologie de l'être social, Lukács reprend d'un point de vue nouveau, génétique-ontologique, le problème traité dans Geschichte und Klassenbewußtsein. La méthode ontologique-génétique, qui suit la genèse des différentes catégories de la vie sociale et leur sédimentation progressive, lui permet cette fois-ci de distinguer entre réification « innocentes » et réifications aliénantes. [16] La condensation des activités dans un « objet » (déterminé, une chose) s'accompagnant symétriquement de la « chosification » des énergies humaines, qui fonctionnent comme des réflexes conditionnés, aboutit à des réifications « innocentes » (unschuldige Verdinglichungen) : le sujet est résorbé dans le fonctionnement de l'objet, sans pourtant être soumis à une « aliénation » proprement dite. Celle-ci n'apparaît que lorsque les mécanismes sociaux transforment le sujet réifié en un simple objet, ou plus exactement en un sujet-objet fonctionnant pour l'auto-affirmation et la reproduction d'une force étrangère. L'individu qui arrive à auto-aliéner ses possibilités les plus propres, en vendant par exemple sa force de travail dans des conditions imposées, ou celui qui, sur un autre plan, sacrifie à la « consommation de prestige », imposée par la loi du marché, sont des exemples de réification aliénante.

Le problème de la « réification » est aussi évoqué, on le sait, par Heidegger dans des endroits clé de Sein und Zeit, y compris sous la forme des interrogations sur « l'existence non-réifiée ». « Que l'ontologie antique travaille avec des "concepts de choses" - écrit-il - et que le péril subsiste de "réifier" la conscience, on le sait depuis longtemps. Mais que signifie réification ? D'où provient-elle ? Pourquoi l'être est-il justement "de prime abord" "conçu" à partir du sous-la-main (aus dem Vorhandenen) et non pas à partir de l'à-portée-de-la-main (aus dem Zuhandenen), qui pourtant se trouve encore davantage à proximité ? Pourquoi cette réification assure-t-elle constamment de nouveau sa souveraineté ? Comment l'être de la "conscience" est-il positivement structuré pour que la réification lui demeure inadéquate ? ». [17]

La réponse à ces questions passe chez Heidegger, nous l'avons vu, par le désaveu infligé à l'ensemble de la métaphysique traditionnelle. La désaliénation de l'existence (l'acquis de son « authenticité », dans la terminologie heideggérienne) suppose la réappropriation du contact originaire avec l'Être, occulté par l’« Ontologie der Vorhandenheit », source de réification. Le passage à l'authenticité n'a rien à voir chez l'auteur de Sein und Zeit avec une conception éthique de l'homme ; sa pensée reste fondamentalement une eschatologie sécularisée. Si nous prenons comme exemple, « l'appel de la conscience » (der Ruf des Gewissens), un des « existentiels » destinés à assurer la conversion à l'authenticité, on constate que Heidegger exclut de sa sphère les impératifs moraux ; ceux-ci sont rejetés dans la sphère de la conception « vulgaire » de la conscience. La conception kantienne de la loi morale, ainsi que l'éthique matérielle des valeurs (celle de Scheler ou de Nicolai Hartmann) sont également abandonnées. Il suffit en revanche de regarder de plus près les catégories affectives qui jalonnent le trajet vers l'authenticité pour déceler dans Sein und Zeit des positions qui peuvent expliquer le futur engagement politique de Heidegger : « la sobre angoisse » ou « la joie martiale » (die gerüstete Freude[18] qui larguant tout « idéalisme » font jaillir dans le Dasein la résolution anticipatrice et l'authentique être vers la mort.

Le combat contre l'inauthenticité (contre ce qu'il appelle « die Unechtheit des Menschen ») et contre l'aliénation est aussi le leitmotiv des derniers écrits théoriques de Lukács ; la partie finale de l'Ontologie de l'être social et des pages essentielles des Prolégomènes lui sont consacrées. Lukács poursuit la migration des grands conflits sociohistoriques dans l'intimité de la conscience des sujets singuliers. La tension entre authenticité et inauthenticité est observée dans la lutte du sujet pour transgresser sa pure « particularité » et atteindre
- sans exclure le dépérissement tragique du sujet au cours du combat - le niveau de l'humanité véritable. L'autodétermination de la personnalité, en faisant éclater les sédiments de la réification et de l'aliénation, est synonyme de l'émancipation du genre humain.

En traquant les diverses formes de réification et d'aliénation qui obscurcissent la conscience de l'homme contemporain, l'auteur de l'Ontologie de l'être social n'oublie pas de dénoncer celles qui résultent des pratiques staliniennes.

Le règlement de compte avec le stalinisme est évidemment une question cruciale pour le marxiste Lukács. En même temps acteur et victime du mouvement communiste, il brosse dans ses derniers écrits un tableau lucide, par exemple, à propos de la question de l'aliénation, une attention particulière à la dégradation subie par le concept de « dévouement à la cause » ; le sacrifice de soi devient sous le régime stalinien un véritable psychodrame, une auto-aliénation totale de l'individu, car la cause (die « Sache » ) n'est plus que la caricature de l'ancien « idéalisme du citoyen », un masque pour la reproduction et l'auto-affirmation d'un pouvoir despotique. En analysant la transformation en « objets » des individus vivant dans un régime soi-disant socialiste, il dénonce vigoureusement, et en un temps où beaucoup de ses critiques tapageurs d'aujourd'hui se taisaient, les pratiques d'une politique dont le corolaire était l'asservissement et l'apathie générale de la population.

Si le grand projet de rédiger une Éthique n'a pas pu être mené à terme, il reste dans les derniers écrits de Lukács suffisamment d'éléments qui permettent de reconstituer sa théorie de la personnalité et de l'authenticité éthique, dont le cheminement vers la désaliénation es


[1]      Georg Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, 1 Halbband, in Werke, Band II, 1963, Luchterhand, p. 68

[2]      Les lettres de Lukács adressées à Karel Kosik et Frank Benseler, citées dans ce texte, sont inédites. Nous les avons consultées aux Archives Lukács de Budapest

[3]      Georg Lukács, Geschichte und Klassenbewußtsein, in Werke, Band 2, 1968; Luchterhand, p. 24

[4]      Le terme de « réification »`(Verdinglichung) apparaît déjà dans le cours donné par Heidegger pendant le Kriegsnotsemester de 1919 (cf. Gesamtausgabe, vol. 56/57, 1987, Klostermann, pp. 66 et 69). Il réapparaît dans la dernière annexe, intitulée « Erhellung und Faktizität », du cours donné en 1921-1922, sous le titre Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. Einführung in die Phänomenologische Forschung. Cette annexe contient les remarques de Heidegger sur la thèse d'habilitation de Julius Ebbinghaus (restée inédite), où il semble avoir rencontré le concept de « Verdinglichung ». A ce propos, il formule des interrogations préfigurant celles de Sein und Zeit (« warum nicht verdinglichen, warum anders und wozu ? ») (cf. GA, Bd. 61, p. 198-199). Il ressort donc que le philosophe fribourgeois avait présente à l'esprit la problématique de la « Verdinglichung » avant la parution du livre de Lukács (1923). Pourtant, la possibilité qu'il ait pris connaissance de l'ouvrage de Lukács ne peut pas être exclue. Un détail biographique prend dans ce contexte une certaine importance. Heidegger a passé quelques semaines de vacances en septembre 1923, chez Wilhelm Szilasi, dans la villa de celui-ci, à Feldafing, sur le lac Starnberger. (cf. la lettre de Heidegger du 2 septembre 1923 à Karl Jaspers dans Martin Heidegger - Karl Jaspers Briefwechsel 1920-1963, Klostermann-Piper, 1990, p. 43-44.) Or il est possible que Szilasi, très lié à Lukács (il avait été son secrétaire pendant la Commune hongroise de 1919) possédât un exemplaire de Geschichte und Klassenbewußtsein.

[5]      Martin Heidegger, Phänomenologische Interpretationen zu Aristoteles. (Anzeige der hermeneutischen Situation), hrsg. von Hans-Ulrich Lessing, in Dilthey-Jahrbuch, Band 6, 1989, Vandenhoeck & Ruprecht in Göttingen, p. 242

[6]      Ibid. p. 243

[7]      Martin Heidegger, Être et Temps, trad. E. Martineau, 1985, Authentica, p. 39

[8]      Sein und Zeit, 1941, fünfte Auflage, p. 322, trad. fr. éd. cit. p. 227.

[9]      GA, Bd. 20, « Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs », p. 300-301.

[10]     Ibid. p. 410

[11]     Ibid. p. 336.

[12]     Être et Temps, éd. cit. p. 139

[13]     «Zunächst und zumeist ist die Sorge umsichtiges Besorgen. Um willen seiner selbst verwend "verbraucht" sich das Dasein. Sichverbrauchend braucht das Dasein sich selbst, d. h. seine Zeit. Zeitbrauchend rechnet es mit ihr. Das umsichtig-rechnende Besorgen entdeckt zunächst die Zeit und führt zur Ausbildung einer Zeitrechnung... Die an ihr zunächst ontisch gefundene "Zeit" wird die Basis der Ausformung des vulgären und traditionellen Zeitbegriffes» (Sein und Zeit, p. 333.)

[14]     Georg Lukács, Lob des neunzehnten Jahrhunderts, dans Essays über Realismus, in Werke, Band 4, 1971, Luchterhand, p. 662-663.

[15]     Georg Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, p. 68.

[16]     Georg Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, 2 Halbband, in Werke, Band 14, 1986, Luchterhand, pp. 579-580 et 642 sqq.

[17]     Être et Temps, p. 296

[18]     Sein und Zeit, p. 310. On ne peut s'empêcher de constater que le sens de l'expression est trahi dans la plupart des traductions. E. Martineau, par exemple, la traduit par « joie vigoureuse » en confondant peut-être « gerüstet » avec « rüstig ». Pietro Chiodi met «gioia imperturbabile», (Essere e Tempo, Longanesi & Co. quarta edizione, p. 374), ce qui nous semble un contre-sens. Quant à François Vézin, il se débarrasse tout simplement, dans la traduction publiée chez Gallimard, de l'adjectif, ne retenant que l'idée de « joie ». Pourquoi cet embarras devant la « joie martiale », célébrée par Heidegger ?

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