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sur les archives Lukacs.

Publié le par max92

Nous avons reçu de Budapest le message suivant :

À tous ceux qui, au cours des 30 années passées, ont travaillé aux archives Lukács, ont eu besoin de la collaboration des archives dans leur travail, ont soutenu leur activité, ou se sont tout simplement intéressés aux causes défendues par Georg Lukács.

Chers amis, amies, et collègues,

Les archives Lukács ont cessé hier leur activité scientifique et éditoriale.

Après deux années de conflit, les collaborateurs scientifiques des archives (ceux qui restaient encore) ont, dans le cadre formel de la réforme en cours à l’Académie (il s’agit de l’académie hongroise des sciences) été mutés hors des archives et chargés, à la bibliothèque centrale de l’Académie des Sciences, à laquelle les archives sont subordonnées à compter du 1er janvier 2012, de tâches ordinaires de bibliothécaires, avec comme justification qu’il n’y a pas de place, à la bibliothèque centrale de l’Académie des Sciences, pour un travail scientifique.

Vous pouvez toutefois, si vous avez des questions ou des demandes à caractère philologique ou textuel, continuer à vous adresser à notre collègue Maria Székely, qui y répondra comme par le passé avec compétence et serviabilité.

Budapest, le 22 décembre 2011

Les collaborateurs des Archives Lukács, qui vous font, par la présente, leurs adieux.

Publié dans Actualité

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Nicolas Tertulian : Prélude à l’Ontologie

Publié le par max92

Le texte inclut des extraits d’une conférence donnée à la Société française de Philosophie le 26 mai 1984 sous le titre  : L’Ontologie de Georges Lukacs (cf.Bulletin de la Société française de Philosophie, 78e Année, No. 4, pp. 129-158) et d’un article paru sous le titre La pensée du dernier Lukacsdans la revue Critique (n° 517-518, juin-juillet 1991, pp. 594-616).

Première partie de la préface à l'Ontologie de l'être social.

Dans une lettre datée du 10 mai 1960, Georg Lukács annonçait à son ami Ernst Fischer, l’achèvement de l’Esthétique (en fait la première partie d’un ensemble qui devrait en comporter trois) et son intention de commencer sans retard l’élaboration de l’Éthique. Lettre importante, du fait qu’elle situe avec assez de précision le moment où le philosophe entame la préparation de son dernier grand ouvrage, mais aussi du fait qu’elle contient un aveu intéressant sur la genèse de sa création. Lukács s’y révèle non pas comme une simple machine spéculative, génératrice d’abstractions sur les espaces quasi infinis d’œuvres gigantesques, mais comme un être qui « vit ses idées ».

Dans les mois et les années qui suivirent cette lettre, mois d’intense réflexion, il arriva à la conclusion que l’Éthique devait être précédée d’une Introduction, où seraient examinées les composantes fondamentales et la structure de la vie sociale. L’envergure de la tâche, que se proposait de mener à bonne fin le philosophe âgé alors de 75 ans, ne tenait pas compte des limites de l’existence humaine. L’Éthique est restée à la phase de projet ; seule l’«Introduction», qui allait absorber les dix dernières années de sa vie, fut réalisée sous le titre « l’Ontologie de l’être social » (Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins). Mais Lukács n’eut pas le temps de donner l’imprimatur de la publication intégrale de son dernier grand ouvrage philosophique, qui, à sa mort, intervenue en juin 1971, resta en manuscrit.

On peut se demander si le volumineux manuscrit de plus de 2000 pages (y compris les Prolégomènes, écrits un an avant sa mort), se présente comme un gigantesque torso, première version qui attendait encore un profond travail de remaniement et d’affinement (« Le travail avance très lentement. Je suis assez mécontent du manuscrit », écrivait-il le 5 août 1970 à son éditeur ouest-allemand, Frank Benseler [2]), ou si nous nous trouvons au contraire devant un ouvrage plus ou moins accompli, vrai terminus ad quem d’un itinéraire intellectuel exceptionnellement long. Mais indépendamment des conjectures qu’on peut formuler sur les intentions finales de l’auteur, la lecture du texte qui est devenu l’opus postumum de Georg Lukács, en atteste pleinement l’importance.

L’initiative lukácsienne de jeter les bases d’une ontologie de l’être social n’est pas une entreprise si isolée ou insolite que pourrait le laisser croire le titre de son ouvrage. Georg Simmel, le premier maître à penser du jeune Lukács avait déjà lancé dans sa Sociologie, la question décisive qui hante la pensée de l’auteur de l’Ontologie de l’être social : « Comment la société est-elle possible ? » (« Wie ist Gesellschaft möglich ? »). Enfin les travaux beaucoup plus récents de Jürgen Habermas, depuis ses contributions à une « reconstruction du matérialisme historique » jusqu’à ses recherches sur l’action communicationnelle, s’inscrivent elles aussi dans la même direction. Mais il nous semble que l’originalité de la dernière synthèse philosophique de Lukács doit être cherchée ailleurs, dans une autre perspective historique.

Avant d’indiquer la place qu’occupe cet ouvrage dans la biographie intellectuelle de l’auteur lui-même, nous serions tentés d’identifier une de ses sources importantes, sinon la plus importante, dans un mouvement de pensée extrêmement puissant, dont on peut dire aujourd’hui qu’il a bouleversé le paysage philosophique allemand et international à partir des années 20 de notre siècle. La résurrection de l’ontologie en tant que discipline philosophique fondamentale, après les décennies de pensée néo-kantienne, est, en effet, liée à deux grands noms, auxquels l’avenir réservait, certes, des audiences très diverses, mais qui ont marqué chacun à sa manière la pensée philosophique contemporaine : Nicolai Hartmann et Martin Heidegger.

Ceux qui connaissent la trajectoire philosophique de Lukács ont découvert avec surprise la profonde solidarité intellectuelle qui lie sa pensée dans la dernière période de sa vie à la philosophie ontologique de Nicolai Hartmann. Il est vrai que l’effort considérable déployé par ce dernier, à travers une œuvre d’une grande richesse, pour déplacer le centre de la problématique philosophique de l’épistémologie vers l’ontologie, pour interroger avant tout la ratio essendi des choses, en subordonnant la ratio cognoscendià celle-ci, et pour réactualiser ainsi une grande tradition métaphysique, qui va d’Aristote à travers l’ontologie médiévale jusqu’à Kant et à la Logique de Hegel, n’a pas eu les suites escomptées. Si l’on en juge d’après le silence, de plus en plus lourd, qui a entouré l’œuvre de Hartmann dans les décennies qui ont suivi sa mort (1950), on peut même croire que sa tentative pour rétablir l’ontologie dans ses droits, s’est soldée par un échec. La prééminence de l’existentialisme et du néo-positivisme sur la scène de la philosophie contemporaine en fournissent la preuve.

La situation de Martin Heidegger est, bien sûr, tout à fait différente, car l’influence et l’audience de sa pensée n’ont cessé de s’accroître. Mais il faut reconnaître qu’après la fameuse Kehre (après la conversion, dans la période postérieure à Sein und Zeit), après que l’auteur lui-même eut renoncé au concept d’« ontologie fondamentale », le jugeant encore trop enraciné dans la tradition métaphysique de la philosophie, et surtout après qu’il eut entrepris dans de nombreux écrits la « déconstruction » (ou, plus précisément, la destruction) de cette tradition ontologique, on a commencé à oublier combien la résurrection de l’ontologie dans la philosophie contemporaine est liée à l’impulsion décisive de la pensée du premier Heidegger : les affinités profondes qui la liaient sur ce plan, malgré leurs grandes différences, voire leur opposition, avec la pensée de Nicolai Hartmann, nous semblent évidentes. C’est surtout maintenant, grâce à la publication dans la séries des œuvres complètes des cours de la période 1919-1930, entre autres, par exemple : Ontologie der Faktizität (1923), Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs (le cours donné à Marbourg en 1925), Die Grundprobleme der Phänomenologie (cours de 1927, toujours à Marbourg), Metaphysische Anfangsgründe der Logik (cours de 1927, à Marbourg), sans oublier le dernier de cette série : Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt, Endlichkeit, Einsamkeit (cours de 1929-30, à Fribourg) que le poids de cet aspect éminemment ontologique de la pensée de Heidegger peut être mesuré à sa juste valeur.

Le rapprochement Heidegger-Lukács ne doit pas sembler hasardeux, si on se rappelle les spéculations réitérées auxquelles ont donné lieu les similitudes de problématique entre la critique de la réification dans l’ouvrage de jeunesse de Lukács, Histoire et conscience de classe (Geschichte und Klassenbewußtsein) (1923) et l’analyse heideggérienne de la tension entre l’existence inauthentique et l’existence authentique de l’être-là, développée dans Sein und Zeit. Si l’attitude de Lukács à l’égard de Heidegger reste très critique dans l’Ontologie, il ne faut pas en effet oublier qu’en tant qu’Ontologie de l’être social, l’ouvrage de Lukács constitue, dans sa partie la plus intéressante, une philosophie du sujet, en accordant une place importante à l’analyse de ce qu’on pourrait appeler les niveaux phénoménologiques de la subjectivité : les actes d’objectivation, d’extériorisation, de réification et d’aliénation ou désaliénation du sujet. Cette problématique rappelle inévitablement les analyses heideggériennes de la structure ontologique du Dasein, spécifiques à la période de Sein und Zeit (bien que des différences fondamentales, séparant les deux penseurs, soient évidentes), tandis que, dans l’œuvre de Nicolai Hartmann, si nous ne nous trompons pas, le concept d’aliénation n’est même pas évoqué en tant que tel. Les sources de ces concepts lukácsiens se trouvent bien sûr dans les écrits de Hegel et de Marx (Lukács a consacré au concept d’aliénation chez Hegel, le paragraphe final de son important livre sur Le jeune Hegel), et non dans Heidegger, mais on peut rappeler en passant la présence des concepts de chosification (Versachlichung) et de réification (Verdinglichung) dans la Philosophie de l’argent de Georg Simmel (livre qui a beaucoup marqué le premier Lukács) et celui de Verdinglichung dans l’étude de Husserl, Philosophie als strenge Wissenschaft (parue dans la revue Logos en 1910-1911, la même année que l’essai de Lukács sur la Métaphysique de la tragédie), deux auteurs qui ont beaucoup influencé le premier Heidegger.

Quatre décennies après l’apparition de l’étude fondamentale de Nicolai Hartmann Comment une ontologie critique est, somme toute, possible ?(1923) et après la publication de Sein und Zeit (1927) de Heidegger, Lukács reprend, dans son Ontologie de l’être social (dont la rédaction proprement dite commence en 1964), avec des instruments intellectuels bien différents, le programme de ces deux penseurs qui visaient à reconstruire l’ontologie en tant que discipline fondamentale de la réflexion philosophique. S’il s’agissait de situer le lieu géométrique idéal de l’ontologie de Lukács par rapports à ses deux prédécesseurs, on pourrait dire, en une formule extrêmement sommaire et approximative, qu’il s’est proposé d’élaborer une « analytique de l’être-là » (le Dasein heideggérien étant conçu cette fois-ci, dans l’esprit de Marx, comme un être par définition social), avec des catégories et des concepts beaucoup plus proches de l’ontologie réaliste de Nicolai Hartmann.

Lukács était persuadé à la fin de sa vie que c’était dans son Ontologie qu’il avait donné une expression essentielle et définitive à sa pensée (même si, on l’a vu, il n’était pas tout à fait satisfait de son manuscrit. « L’Ontologie est une science philosophique encore trop jeune. Je n’ai pas réussi à y exprimer mes idées comme je l’ai fait dans l’Esthétique... » - nous confiait-il lors d’une de nos dernières rencontres, en mars 1971). Il avait l’habitude de dire que c’est le privilège de quelques génies de la philosophie, tels Aristote ou Marx, d’avoir clarifié, très tôt, à vingt ans, l’essentiel de leur pensée novatrice ; pour les autres, pour le commun des mortels, il peut arriver, comme c’était, disait-il non sans humour, son cas, que c’est seulement vers 80 ans, qu’ils réussissent à éclaircir l’essentiel de leur philosophie.

L’itinéraire intellectuel de Lukács a en effet connu tant d’avatars et de conversions spectaculaires, depuis le néo-kantisme et la Lebensphilosophie de ses premiers écrits (outre Georg Simmel et Max Weber, il a compté parmi ses amis plus âgés Emil Lask, le moins orthodoxe des néo-kantiens de la Südwestdeutsche Schule, qui a beaucoup influencé Heidegger), en passant par le marxisme fortement hégélianisé, manifeste dans son livre Histoire et conscience de classe, jusqu’au marxisme rigoureux de sa période de maturité (période qui commence au début des années trente), qu’on peut se demander sous quel angle il faut éclairer son Ontologie de l’être social pour y déceler le dénouement d’un si laborieux itinéraire.

Cet ouvrage de Lukács était attendu pour des raisons qui ne sont pas toutes philosophiques. Le destin intellectuel du penseur a été fortement marqué par son engagement, de plus de 50 ans, dans le mouvement communiste (il est devenu membre du Parti communiste hongrois en décembre 1918, il l’est resté jusqu’à la fin de sa vie, avec une suspension de 11 ans, après les événements d’octobre 1956, pendant lesquels il se trouvait du côté des insurgés en tant que ministre du gouvernement Imre Nagy). En tant que conclusion d’un long cheminement, l’Ontologie devrait permettre de décider enfin si la pensée de Lukács avait effectivement subi, après l’abandon de certaines positions de son livre, longtemps le plus fameux, Histoire et conscience de classe, et après la traversée de la période stalinienne, une involution comparable à un sacrifizio dell’intelletto (ainsi que l’affirmait Adorno, ainsi que l’avait affirmé avant lui, mais avec beaucoup plus de nuances, Maurice Merleau-Ponty dans les Aventures de la dialectique) ; ou si, au contraire, en mûrissant, elle est arrivée à fournir une vraie théorie universelle des catégories de l’existence, capable de prémunir la conscience contre toute forme d’aliénation; si, enfin, le philosophe est arrivé, grâce notamment à la formulation d’un concept bien articulé de la vraie humanitas de l’homo humanus, (de ce que lui-même appelle la Gattungsmäßigkeit-für-sich - la spécificité du genre humain-pour-soi, et qui constitue le point d’orgue de son Ontologie) à prendre effectivement de la hauteur et à dissiper la méfiance qui l’avait si longtemps entouré.



[1] 

[2] La lettre est encore inédite, nous avons pu la consulter aux Archives-Lukacs de Budapest.

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Nicolas Tertulian : La Structure de l’Ontologie

Publié le par max92

Deuxième partie de la préface à l'Ontologie de l'être social

La publication intégrale, dans la version originale, de l’Ontologie de l’être social a eu lieu à un moment qui semblait peu favorable à une réception adéquate. Édités en 1984 et 1986 par Luchterhand, en Allemagne Fédérale, les deux volumes de cette œuvre ont vu le jour à une distance de 13 et 15 ans après la disparition de l'auteur : il s'agit donc bel et bien d'un opus postumum. Le paradoxe fait qu'au moment où « l'effondrement du marxisme » était présenté par la plupart des médias comme une évidence, l'Ontologie de Lukács surgit comme la plus ambitieuse et la plus importante reconstruction philosophique de la pensée de Marx qu'on ait pu enregistrer ces dernières décennies. L’ouvrage est divisé en deux parties, la première à caractère plutôt historique (les chapitres sur le néopositivisme et l’existentialisme, sur Nicolai Hartmann, sur Hegel et sur Marx, appartiennent à cette partie), la seconde à caractère prépondérant théorique, incluant les chapitres sur le travail, la reproduction, l’idéologie et l’aliénation. La traduction française est inaugurée par le volume présent, qui inclut les deux premiers chapitres de la seconde partie de l’ouvrage, consacrés au Travail et à la Reproduction. Le volume suivant va présenter la traduction des chapitres sur l’Idéologie et l’Aliénation (sa parution est prévue pour le mois de mars 2012) et un troisième tome va inclure la partie historique. Il faut rappeler que la traduction des Prolégomènes à l’Ontologie de l’être social, dernier texte rédigé par l’auteur en guise d’introduction à son ouvrage, est sortie aux éditions Delga en 2009.

Aboutissement d'une trajectoire extrêmement longue ‒ le premier livre de l'auteur, Entwicklungsgeschichte des modernen Dramas, était terminé dans une première version en 1908 et la dernière touche à l'Ontologie a été apportée en 1970, année de la rédaction des Prolégomènes ‒ cette œuvre de Lukács apporte incontestablement quelques nouveautés dans le paysage de sa pensée. Le philosophe y entame, pour la première fois dans un ouvrage systématique, la critique du néo-positivisme, par exemple de certains écrits de Carnap, ou du Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein. Le néopositivisme lui apparaît comme la caution philosophique du règne de la manipulation. On peut même affirmer que le tournant vers l'ontologie est chez lui une réaction énergique contre une certaine hégémonie du néopositivisme sur la scène philosophique : devant les tentatives d'une homogénéisation de plus en plus marquée de la vie sociale, soumise aux impératifs du calcul et de la quantification, l'Ontologie de l'être social doit faire valoir l'hétérogénéité et la différenciation extrêmes du tissu social, en opposant une fin de non-recevoir à la mainmise sur les individus et à la manipulation. Heidegger et Lukács se rencontrent dans leur refus de la cybernétisation de l'existence, ainsi que dans leurs mises en garde contre l'emprise de la manipulation génétique de la vie humaine, mais les solutions qu'ils proposent sont, ainsi qu'on pouvait s'attendre, à l'opposé l’une de l'autre. L'ontologie heideggérienne est en fait la cible des critiques de Lukács. Tout en gardant l'essentiel des objections de principes formulées dans son ouvrage antérieur, Die Zerstörung der Vernunft (La Destruction de la Raison), il dénonce dans l'Ontologie la carence de l'analytique du Dasein sur le terrain éthique. En analysant, par exemple, la fameuse dualité heideggérienne entre l'existence inauthentique et l'existence authentique, thème central de sa propre réflexion aussi, Lukács remarque l'absence de contenu éthique positif des catégories comme das Gewissen (la conscience) ou die Entschlossenheit (la résolution), et l'abstraction sur laquelle débouche la transcendance du Dasein. à la profondeur énigmatique de l'Être heideggérien, véritable pendant du silence exigé par Wittgenstein devant les grands problèmes de l'existence (l'expression hégélienne « leere Tiefe » (profondeur vide) figure en exergue au chapitre sur le néopositivisme et l'existentialisme), il oppose une image richement articulée de l'être, fondée sur le principe hartmannien de la stratification progressive des niveaux d'existence. Mais le véritable principium movens de l'Ontologie de l'être social doit être cherché ailleurs.

Lukács était parfaitement conscient de l'extraordinaire appauvrissement subi par la pensée marxiste durant l'époque stalinienne. à ses yeux, le stalinisme était non seulement une période de « profonde inhumanité » et de crimes, mais aussi un ensemble de vues théoriques qui ont perverti la pensée de Marx dans sa substance même. L'Ontologie de l'être social représente un gigantesque effort de réexaminer pas à pas des catégories fondamentales de la pensée de Marx afin de redonner au marxisme sa densité et sa substantialité. Ouvrage de synthèse, conçu dans les années soixante, l'Ontologie devait faire aussi le point sur les débats qui avaient agité la pensée marxiste des dernières décennies. La glorification de son ouvrage de jeunesse Geschichte und Klassenbewußtsein (Histoire et conscience de classe) et la mise en cause de son œuvre tardive étaient devenues monnaie courante dans certains milieux intellectuels. L'Ontologie lui donnait l'occasion de fournir des éclaircissements sur les problèmes fondamentaux du marxisme et le bien-fondé de sa propre évolution.

Prenons comme exemple le concept de nécessité en histoire, qui nous semble un des points de départ de sa pensée ontologique. Dans ses conversations avec Istvan Eörsi et Erzsébet Vezer au sujet de son autobiographie, Gelebtes Denken,(Pensée vécue) Lukács affirme à un certain moment que les origines de l'interprétation logicisante et nécessitariste de l'histoire, qui a eu cours pendant la période stalinienne, mais aussi auparavant, à l'époque de la Seconde Internationale, remontaient à Friedrich Engels. Ainsi qu'il l'avait déjà fait à plusieurs reprises dans l'Ontologie, il n'hésite pas à mettre en cause le compagnon de Marx afin de distinguer la pensée authentiquement ontologique de l'auteur du Capital, de l'interprétation encore trop imprégnée de logicisme hégélien, selon lui, qu'en donnait Engels. L'intérêt de ce passage réside évidemment dans le fait que sur le plan strictement philosophique, Engels est d'une certaine façon tenu responsable de la déformation stalinienne du marxisme : «Une chose est à mon avis essentielle ‒ et sans cette déformation le stalinisme n'aurait pas été possible : Engels et, à sa suite, quelques sociaux-démocrates ont adopté ce point de vue de la nécessité logique à propos de l'influence de la société, à la différence de Marx, qui, lui, parle d'un rapport social réel. Marx dit en effet toujours que x membres d'une société donnée réagissent de x manières vis-à-vis d'un système de travail donné et que ce sont ces x réactions qui se retrouvent synthétisées dans le processus propre à cette société. On ne peut donc plus, de ce fait, parler de nécessité au sens ou deux fois deux font quatre. [1]

Lukács identifie chez Engels une certaine distorsion du rapport entre l'universel et le particulier, ou plus précisément entre la nécessité et la contingence. La sous-estimation du poids des contingences et le crédit excessif accordé à la force coercitive de la nécessité, qui régirait l'histoire comme une force impersonnelle, lui semblaient des réminiscences hégéliennes.

La critique adressée par Nicolai Hartmann à la philosophie hégélienne qui, selon lui, privilégiait indûment le rôle de l'universel logique et minimisait le poids des individus et de leurs actions singulières, a trouvé un écho chez Lukács : les reproches qu'il fait à Engels s'accordent sur ce point avec les objections de Hartmann à Hegel.

Dans l'introduction à son livre Möglichkeit und Wirklichkeit, Nicolai Hartmann écrit à propos de la philosophie hégélienne de l'histoire « qu'elle fait valoir comme historiquement "réel" (geschichtlich-« wirklich ») seulement ce qui est réalisation de "l'idée" (« eines substantiell wirkenden geistigen Prinzip » d'un principe spirituel agissant d'une façon substantielle ) », tandis que la grande masse des hommes, des événements, des destins reste "irréelle" (« unwirklich ») et rejoint le tas de décombres de l'histoire (« zum Schutt der Geschichte zurückfällt ») : « Das Metaphysisch-Gewaltsame des teleologischen Wirklichkeitsbegriffes leuchtet vielleicht nirgends erschreckender ein als an dieser späten Überspitzung» [2] (Jamais la violence métaphysique du concept téléologique de la réalité n'apparaît plus effroyable que dans cette exagération tardive).

Nicolai Hartmann a insisté dans ses travaux sur le fait que la nécessité est une catégorie modale subordonnée à la réalité (à l’« effectivité ») et aux déterminations inscrites dans les phénomènes. Lukács reprend les analyses de Hartmann en mettant l'accent sur le caractère relatif et conditionné de la nécessité : si dans un contexte déterminé un certain nombre de conditions sont réunies, alors l'effet qui en découle a un caractère nécessaire et irréversible. Lukács parle par conséquent d'une Wenn-dann-Notwendigkeit (une nécessité du si-alors). Loin d'avoir un caractère tout-puissant et transcendant, la nécessité apparaît toujours en fonction des déterminations du réel et exprime les connexions qui en découlent ; en changeant les prémisses (qui peuvent surgir d'une manière imprévue et « contingente » par rapport au contexte donné), on change aussi le cours des phénomènes. La rationalité des événements ne peut être établie que post festum, et toute tentative de les couler dans des moules préétablies (à partir d'une grille apriorique de rationalité) ne peut qu'être sanctionnée par un échec.

Dans le chapitre de l'Ontologie consacré à Marx, il fait grief à Engels d'avoir mal résolu le dilemme « historisch oder logisch », formulé à propos de la conception marxienne de l'histoire. Engels avait affirmé en s'occupant de la Critique de l'économie politique de Marx que la compréhension de l'histoire exige comme seule méthode adéquate « die logische Behandlungsweise » (la modalité logique d'interprétation) : « Diese ist in der Tat nichts anders als die historische, nur entkleidet der historischen Form und der störenden Zufälligkeiten. » (Celle-ci n'est autre chose que la méthode historique, mais dépouillée de la forme historique et des contingences perturbatrices). « Geschichte entkleidet der historischen Form ! »(L’histoire dépouillée de la forme historique !)- s'exclame ironiquement Lukács, et il ajoute : « Darin steckt vor allem der Rückgriff von Engels auf Hegel ». [3] (Ici se cache avant tout le recours d’Engels à Hegel).

Cet exemple permet de comprendre la tendance profonde de l'Ontologie de Lukács. Son but est de mettre en cause deux déformations symétriques de la pensée de Marx, qui ont contribué à entamer ou ruiner sa crédibilité. Le déterminisme univoque, qui absolutise la puissance du facteur économique, en enlevant leur efficacité aux autres complexes de la vie sociale, est condamné avec une non moindre vigueur que l'interprétation téléologique, qui fétichise la nécessité en considérant chaque formation sociale ou chaque action historique comme des étapes dans la marche vers la réalisation d'un but immanent ou transcendant. C'est l'épithète «perturbatrices», appliquée aux contingences, qui a fait réagir Lukács, car elle lui rappelait une certaine tendance hégélienne de privilégier la catégorie de la nécessité. (« das wahre Denken ein Denken der Notwendigkeit ist » ‒ la pensée vraie est une pensée de la nécessité ‒, avait écrit Hegel, dans une addition au paragraphe 119 de son Encyclopédie.)

Sollicité en 1967 de collaborer à un volume d'hommage à Wolfgang Abendroth, Lukács s'est décidé à publier pour la première fois un fragment de son Ontologie (le texte a été imprimé avant sa sortie en volume par la revue Forum de Vienne). Il est significatif qu'il ait choisi les pages du chapitre consacré à Marx où il est question du rationalisme outrancier dans l'interprétation de l'histoire. En occultant la diversité et l'hétérogénéité des composantes du processus historique, ainsi que le poids des catégories de possibilité et de contingence, ce rationalisme en arrivait à sacrifier à une vision rectiligne et monolithique l'inégalité du développement des différents complexes. Le stalinisme était directement visé, car Lukács soulignait avec force, en s'appuyant sur Lénine, le caractère, par définition, non-classique du développement du socialisme en Union Soviétique, (la canonisation du modèle soviétique était un des piliers du stalinisme). En appelant plus tard, dans ses conversations avec Eörsi et Vezér, le stalinisme un « hyper-rationalisme » (en 1956, il avait parlé d'un « idéalisme volontariste »), il ne faisait que dénoncer la même tendance de violenter l'histoire en substituant des schémas réducteurs, à caractère déterministe ou téléologique, à la rationalité extrêmement différenciée et complexe du processus historique.

Le tournant vers l'ontologie s'était donc produit chez Lukács sur le fond d'une double réaction. Devant la tendance du néopositivisme à réduire la réalité à son appréhension cognitive, à ce qui est en elle mesurable et réductible à des termes logiques, et à évacuer les problèmes ontologiques comme appartenant à la sphère de la « métaphysique », il entendait rétablir en ses droits l'autonomie ontologique du réel, sa totalité intensive et son irréductibilité à la pure manipulation. L’hégémonie du néopositivisme était illustrée par l'affirmation provocatrice selon laquelle le rôle joué aujourd'hui par la pensée de Carnap est comparable à celui de la pensée de Thomas d'Aquin au Haut Moyen Age. [4] D'autre part, la tendance du marxisme dogmatique à privilégier la catégorie de nécessité, en hypertrophiant son rôle dans l'histoire, a engagé Lukács à scruter en profondeur les rapports entre les catégories modales (possibilité, nécessité, contingence) et l'a déterminé à réexaminer de façon critique les fondements mêmes de la pensée de Marx. Il ne faut pas oublier que l'Ontologie de l'être social est née sur le fond d'un vaste chantier de recherches. Après plusieurs années d'investigations consacrées aux problèmes d'éthique (le volume publié par les Archives-Lukács, Versuche zu einer Ethik, en apporte la preuve), il s'était rendu compte que la spécificité de l'activité éthique ne se laisse pas établir en dehors d'une réflexion d'ensemble, à caractère contrapunctique, sur les principales composantes de la vie sociale (économie, politique, droit, religion, art, philosophie): l'Ontologie de l'être social représente la concrétisation de ce vaste programme totalisant, destiné à préparer l'Éthique.

Un des buts de l'Ontologie de l'être social était justement, nous l'avons vu, de dissiper le préjugé très répandu qui identifiait la pensée de Marx à une simple variante matérialiste de la philosophie hégélienne de l'histoire, variante qui serait née d'une conversion de l'automouvement de l'Idée logique en un automouvement à caractère également finaliste, des rapports de production.

La définition hartmannienne des catégories comme étant des « principes de l'être» (Seinsprinzipien), et non des « essences logiques » (logische Wesenheiten), définition qui frappait le téléologisme à sa racine, a pu paraître à Lukács en parfaite convergence avec la caractérisation proposée autrefois par Marx : « Daseinsformen, Existenzbestimmungen » ‒ formes de l'être, déterminations de l'existence. Il s'est trouvé ainsi en consensus avec la critique de Hartmann contre la réduction kantienne des catégories à des simples «déterminations de l'entendement» (Verstandesbestimmungen), dont le corollaire était la primauté de la théorie de la connaissance dans la problématique philosophique, et surtout avec le désaveu énergique infligé par Hartmann aux néo-kantiens, qui avaient décrété, par un véritable coup de force philosophique, la suppression de la chose en soi.

La coïncidence des deux démarches est presque parfaite en ce qui concerne l'analyse du rapport entre téléologie et causalité. Ce couple catégoriel est pour Lukács la clef de voûte d'une juste compréhension de la vie sociale. Dans son livre Le jeune Hegel, il avait souligné la nouveauté du point de vue de Hegel par rapport à celui de Hobbes et de Spinoza ; en découvrant le rôle du travail dans la genèse de la vie sociale, Hegel aurait fait valoir l'irréductibilité de l'activité finaliste au simple enchaînement spontané des causes efficientes. Lukács allait donc se retrouver dans un paysage familier en lisant les analyses de Nicolai Hartmann qui soulignait avec vigueur l'hétérogénéité qualitative entre le nexus final et le nexuscausal, ainsi que la dépendance nécessaire du premier par rapport au second [5]. La position téléologique (die teleologische Setzung) ne peut émerger qu'un utilisant les chaînes causales, car la causalité préexiste nécessairement à l'activité finaliste (Hartmann parle du nexus final comme d'une « Überformung der Kausalität », comme surformation des chaînes causales) : les chaînes causales sont, dans l'immanence de la réalité, infinies, tandis que la conscience instituante se meut toujours dans des horizons délimités. Lukács voit dans la tension dialectique entre téléologie et causalité, entre les représentations de la conscience qui fixe ses buts et la réalité incontournable des chaînes causales, le principium movens de l'acte du travail.

En identifiant dans la « position téléologique » la cellule génératrice (l'Urphänomen, le phénomène originaire) de la vie sociale et dans la prolifération des « positions téléologiques » le contenu dynamique de cette vie, Lukács rend impossible la confusion entre la vie de la nature et la vie de la société : la causalité spontanée, par définition non-téléologique, domine la première, tandis que la deuxième est constituée par les actes finalistes des individus. Mais la connexion indissoluble entre finalisme et causalité lui permet de démontrer aussi bien le caractère irréductible du monde des valeurs, produits de la conscience instituante (les buts ne sont jamais des épiphénomènes de la causalité naturelle), que leur enracinement nécessaire dans le réseau des chaînes causales, objectives et subjectives. Son ontologie de l'être social a donc pour fondement une théorie dialectique de la genèse des valeurs.

L'effort de rendre justice à la spécificité de chaque type de position téléologique, en prenant en compte aussi bien leur interaction nécessaire que la loi interne de chacune, mène à des résultats importants. La société est définie comme un « complexe de complexes ». En soulignant l'hétérogénéité de chaque complexe par rapport à l'autre, y compris de ceux qui sont le plus intimement liés (par exemple le droit et l'économie), et en faisant valoir la logique irréductible de chacun, Lukács arrive à battre en brèche la conception rectiligne et monolithique du progrès historique.

C'est l'inégalité dans le développement des différents complexes sociaux, esquissée par Marx dans un texte fameux, qui le préoccupe essentiellement : il ne cesse de rappeler, par exemple, que la logique du droit et la logique de l'économie sont loin d'être parfaitement congruentes, car les rapports juridiques sont le résultat d'une option relativement autonome, qui n'est jamais un simple épiphénomène des rapports économiques ; ou encore que progrès économique et progrès moral sont loin de coïncider, car la logique du développement économique et l'auto-affirmation de la personnalité humaine sont parfois asymétriques, ayant chacune sa trajectoire propre et sa légalité irréductible (ce qui n'exclut pas les connexions en profondeur, car un projet éthique qui ferait abstraction de l'état des rapports de propriété est difficilement concevable).

La discrimination entre les différents types de position téléologique est fondée, en dernière instance, sur la distinction entre les actions exercées sous les impératifs de la contrainte (économique avant tout) et celles qui bénéficient d'un plus large espace de choix et de libre décision. Nous arrivons ainsi à un point crucial de la démonstration lukácsienne : la façon dont l'auteur de l'Ontologie de l'être social conçoit le rapport entre téléologie et causalité dans l'immanence de la vie sociale. La thèse fondamentale est que les processus sociaux sont déclenchés exclusivement par les actes téléologiques des individus, mais que la totalisation de ces actes dans une résultante aurait un caractère éminemment causal, dépourvu de finalisme. Cette thèse a pu paraître si paradoxale ou si difficile à accepter que les premiers lecteurs du manuscrit de l'Ontologie de l'être social (F. Feher, Agnes Heller, G. Markus, M. Vajda) en ont tiré la conclusion que deux ontologies divergentes et incompatibles l'une avec l'autre coexistaient dans le texte de Lukács : une dominée par le concept de nécessité, encore tributaire du marxisme traditionnel, et une autre dont le centre de gravité serait l'auto-émancipation de l'homme, donc à caractère finaliste (la formulation nous appartient, mais elle essaie de dégager l'essentiel de leurs objections). [6]

Pour comprendre le raisonnement de Lukács, il faut se rappeler sa thèse philosophique principale, qu'il partage d'ailleurs avec Nicolai Hartmann : les positions téléologiques des individus n'arrivent jamais à exercer un empire absolu, dans la mesure où elles n'existent que par la mise en mouvement des chaînes causales : le résultat des actions de chaque individu n'est jamais totalement coextensif à ses intentions, car le résultat de l'action de chaque sujet interfère avec le résultat des actions des autres ; la résultante finale échappe par définition aux intentions des différents sujets particuliers. Le processus social dans sa totalité apparaît comme le résultat de l'interaction des multiples chaînes causales, mises en mouvement par les différents acteurs sociaux : la résultante dépasse donc nécessairement les intentions individuelles, elle a, selon, Lukács, un caractère causal et non téléologique.

Sous le signe de cette thèse générale, il peut distinguer entre les actions déclenchées chez les individus par les impératifs de la reproduction économique, actions caractérisées par une sorte d'urgence vitale et exécutées « sous peine de naufrage », et les actions développées dans des zones plus éloignées de l'activité économiques immédiate, ou le « coefficient d'incertitude » (Unsicherheitskoeffizient) sur leur issue est plus grand. Mais le développement des aptitudes et des qualités requises par les impératifs de la croissance économique (le développement des forces productives) ne signifie pas nécessairement le développement harmonieux de la personnalité. C'est dans ce sens qu'il peut faire à un certain moment, dans les Prolégomènes, une comparaison hasardeuse, entre le niveau moral d'une sténodactylographe moyenne d'aujourd'hui et celui d'Antigone ou d'Andromaque : la première lui semble posséder sans doute plus de possibilités, quantitativement parlant, mais sous le rapport moral la différence de niveau entre l'héroïne antique et cette figure standard de la « société de masse » s’avère très grande. [7]

La partie la plus intéressante de l'Ontologie de l'être social, nous l’avons souligné, est consacrée à ce qu'on pourrait appeler une phénoménologie de la subjectivité. Les distinctions entre objectivation (Vergegenständlichung) et extériorisation (Entäußerung), entre réification « innocente » et réification aliénante, entre la multiplication des qualités ou des aptitudes et leur synthèse dans l'harmonie de la personnalité morale, entre le genre humain en-soi et le genre humain pour-soi, appartiennent à ce chapitre. L'aliénation est définie comme étant justement la contradiction entre le développement des qualités et le développement de la personnalité. En prolongeant les analyses hégéliennes du chapitre sur « la conscience malheureuse » dans la Phénoménologie de l'esprit, ou la distinction de Hegel entre l'esprit objectif et l'esprit absolu, Lukács peut montrer combien est complexe et laborieux le chemin vers une authentique désaliénation. Si à ses yeux la plupart des objectivations de l'espèce humaine (les institutions politiques, juridiques, religieuses, etc.) sont nées pour assurer le fonctionnement du genre humain en-soi, les grandes actions morales, le grand art et la vraie philosophie incarnent dans l'histoire les aspirations du genre humain pour-soi. Les meilleures pages de l'Ontologie de l'être social sont peut-être celles qui analysent la tension entre ces aspirations irrépressibles vers une authentique humanitas de l'homo humanus et le puissant échafaudage de mécanismes économiques, d'institutions et de normes qui assurent la reproduction du statu quo social.

Une continuité profonde existe, de toute évidence, entre Le jeune Hegel et l’Ontologie de l'être social : les analyses consacrées dans le premier ouvrage aux « figures de la conscience » (die Gestalten des Bewußtseins), établies dans la Phénoménologie de l'esprit, au fameux processus de l'aliénation du sujet et à la révocation de cette aliénation (die Entäußerung und ihre Rücknahme) sont relayées dans le second ouvrage par des analyses consacrées aux différents niveaux de la subjectivité (subjectivité « naturelle » de la vie quotidienne, réification, aliénation, espèce humaine en-soi et espèce humaine pour-soi) et au long et compliqué trajet qui mène à la véritable existence non-aliénée du genre humain.

A titre d'exemple, on pourrait citer la façon dont Lukács reprend l'analyse hégélienne de la « conscience malheureuse », illustrée par la crise qui marque l'antiquité tardive. La dissolution de la Polis a jeté les individus dans une existence purement « privée » en leur faisant perdre le sens immanent de leur vie. La conscience des individus à cette époque apparaît comme une conscience scindée ou écartelée. Le stoïcisme et l'épicuréisme se sont efforcés d'y apporter des réponses. L'analyse que Hegel consacre dans la Phénoménologie de l'esprit (le paragraphe sur « la conscience malheureuse ») à cette conscience scindée décèle une séparation entre le plan de l'« inessentialité » et le plan de l'« essentialité » de la conscience, entre la conscience de soi « changeante » et la conscience de soi « immuable ». Lukács identifie la conscience inessentielle ou changeante à celle des individus accaparés par une existence quotidienne dénuée de sens intérieur, portant le sceau de la plus pure « particularité » ; ceux-ci projettent leur besoin d'essentialité dans l'irréalité d'un être abstrait, localisé dans la transcendance. La conscience malheureuse se meut entre le besoin de l'individu de se libérer du néant de son « inessentialité instable » (das unbeständig Unwesentliche), qui est sa condition réelle, et la recherche du salut dans une « essentialité » irréelle ; pour Lukács, elle est une modalité de pérenniser le besoin religieux, car elle canonise la tension entre une existence purement « créaturale » ou « particulière » et la volonté d'accéder à « l'essentiel » et à « l'immuable », en s'échappant de la cage que représente l'existence terrestre. L'abandon de ce dualisme rigide est, aux yeux de l'auteur de l'Ontologie de l'être social, la véritable solution. [8] Il faut découvrir dans l'immanence de la vie quotidienne les médiations concrètes qui permettent de briser les réifications aliénantes et de réaliser dans l'effectivité historique une existence non-aliénée.



[1] G. Lukács, Gelebtes Denken. Eine Autobiographie im Dialog, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1981, pp. 173-174 ; Pensée vécue. Mémoires parlés, trad. fr. de Jean-Marie Argelès, Paris, l'Arche, 1986, pp. 147-148.

[2] Nicolai Hartmann, Möglichkeit und Wirklichkeit, op.cit., p. 22. Les critiques adressées ici par N. Hartmann à la philosophie hégélienne de l’histoire sont sûrement excessives et en tant que telles difficilement acceptables ; elles sont pourtant significatives pour son combat contre la fétichisation de la nécessité dans l’histoire, combat dont on trouve l’écho chez Lukacs.

[3] Georg Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, I Halbband, op.cit., pp. 643-644.

[4] Ibid.. II. Halbband, p. 633 et 729.

[5] Nicolai Hartmann, Teleologisches Denken, Berlin, Walter De Gruyer & Co., 1951.

[6] F. Feher, A. Heller, G. Markus, M. Vajda, Aufzeichnungen für Genossen Lukács zur Ontologie, op. cit., pp. 232 et suiv.

[7] Georg Lukács, op. cit. I Halbband, p. 178, trad. fr. Prolégomènes à l’Ontologie de l’être social, Delga 2009, p. 241.

[8] Ibid., II Halbband, pp. 590-595.

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Nicolas Tertulian : De la méthode ontologique-génétique en philosophie

Publié le par max92

Troisième partie de la préface à l'Ontologie de l'être social

Le statut de Lukács dans le paysage philosophique contemporain est loin d’être élucidé. Le philosophe met pourtant en œuvre une méthode originale de pensée, qui apporte des solutions inédites et fécondes à plusieurs grands problèmes de la réflexion philosophique : par exemple celui du rapport entre l’intentionnalité de la conscience et le réseau des chaînes causales objectives ou celui de la relation entre « l’historicité » et la « transcendantalité » des grandes catégories de l’esprit (art, science, religion, philosophie).

Le caractère ontologique singularise sa pensée parmi les théories contemporaines de la vie sociale. Sans doute, des penseurs comme Nicolai Hartmann ou Roman Ingarden l’ont précédé dans la prééminence accordée à l’intentio recta (l’orientation vers la réalité dans son autonomie ontologique) par rapport à l’intentio obliqua (l’attention dirigée vers la réflexivité de la conscience), mais Lukács a été le premier à entreprendre une généalogie des multiples activités de la conscience et de leurs objectivations (l’économie, le droit, la politique et ses institutions, l’art ou la philosophie) à partir de la tension dialectique entre subjectivité et objectivité. On peut définir sa méthode comme « ontologique-génétique », car elle s’attache à montrer la stratification progressive des activités du sujet (par exemple : activité utilitaire, activité hédoniste et activité esthétique), en indiquant les transitions et les médiations, jusqu’à circonscrire la spécificité de chacune en fonction du rôle qu’elle remplit dans la phénoménologie de la vie sociale. Benedetto Croce a construit lui aussi une « philosophie de l’esprit », fondée sur la circularité des activités de la conscience (l’utile ou la vitalità, l’arte, la volontà pratica et l’attività concettuale ou riflessiva), mais son postulat de base est celui d’une « Psychologie Transcendantale », fondée sur l’apriorisme et la trans-historicité des catégories de l’esprit. Lukács se propose de mettre en évidence la genèse des catégories fondatrices elles-mêmes, à partir de leur fonction spécifique dans l’économie de l’esprit. Son projet est donc celui d’une « Ontologie de l’être social » et non celui d’une « psychologie transcendantale ».

Une ligne de clivage très nette sépare aussi sa démarche de « l’ontologie fondamentale » de Heidegger ou de « l’ontologie phénoménologique » développée par Sartre dans L’être et le néant [1]. La critique principale adressée par Lukács à « l’être-dans-le-monde » heideggérien est d’avoir ignoré le rôle fondamental du travail, donc de l’échange matériel entre la société et la nature, dans la constitution du Dasein (de la réalité-humaine, nous gardons la traduction proposée par Henry Corbin). On ne peut arriver à une vraie théorie de l’intersubjectivité, de la constitution d’un Mit-sein (pour utiliser la terminologie heideggérienne) sans prendre en compte la socialité consubstantielle à l’acte du travail, donc sans rendre justice au métabolisme entre société et nature. Günther Anders a pu observer que le Dasein heideggérien ignore la contrainte primordiale de la faim ; il a mis en évidence l’absence du monde des besoins dans la phénoménologie du Dasein [2]. L’ontologie du Dasein est pour Lukács comme pour Anders, comme pour Herbert Marcuse aussi, une forme de « pseudo-concrétion », car elle fait abstraction du véritable enracinement ontologique de la réalité-humaine et de la genèse dialectique de ses qualités spécifiques. Mutatis mutandis, les mêmes critiques sont adressées par Lukács à l’ontologie phénoménologique de Sartre. La fidélité de ce dernier au concept heideggérien de l’homme comme « être-jeté» (la fameuse Geworfenheit), plus exactement à l’idée de pure « contingence » de l’existence humaine, est vivement contestée par Lukács, qui fonde son anthropologie philosophique sur la synthèse entre les déterminations nécessaires et les déterminations contingentes dans la genèse de la personnalité.

La résistance rencontrée par la pensée du dernier Lukács est due en grande partie à son adhésion à ce qu’il faut bel et bien appeler le « réalisme ontologique » (qui n’est qu’une autre dénomination pour le concept de « matérialisme »). La transcendance de l’être par rapport à l’activité réflexive de la conscience, donc l’autonomie ontologique de « l’être-en-soi » (das Ansichseiende, dont parlent à l’unisson Nicolai Hartmann et Lukács) est un postulat philosophique qui a été vivement récusé entre autres par Adorno, mais aussi par Merleau-Ponty, qui y ont vu un retour à une ontologie précritique, pré-kantienne ou pré-hégélienne. Dans son cours donné pendant l’année universitaire 1960-61 à l’Université de Francfort sous le titre Ontologie et Dialectique (l’enregistrement a été publié en 2002 en tant que 7ème volume des écrits posthumes), Adorno se déclarait même solidaire de Heidegger, son grand adversaire à l’époque, dans le désaveu infligé à l’ontologie réaliste de Nicolai Hartmann [3]. Mais déjà plus de dix ans auparavant, en couchant sur papier ses réflexions critiques sur le texte consacré par Lukács à la Lettre sur l’Humanisme [4], sous le titre Heidegger redivivus [5], Adorno croyait déceler dans la dualité être-conscience, affirmée par Lukács, un glissement vers une pensée non-dialectique [6].

Lukács a pris connaissance tardivement des grands travaux ontologiques de Nicolai Hartmann (après avoir fini son Esthétique, en 1960), mais il y a perçu immédiatement ce qui les rapprochait. L’auteur de Zur Grundlegung der Ontologie [7] et Der Aufbau der realen Welt [8] se révélait un allié de poids pour sa propre critique de la phénoménologie de Husserl et de la pensée de l’Être de Heidegger. L’École de Francfort dans son ensemble est restée en revanche insensible au tournant ontologique de la philosophie, préconisé par Hartmann. La méfiance de Horkheimer et d’Adorno à l’égard du concept même d’ « ontologie » est bien connue. Dans son cours Ontologie et Dialectique, Adorno reproche à Hartmann de pratiquer une interprétation statique de la dualité sujet-objet, en accordant à l’objet une autonomie ontologique qui ferait abstraction du travail médiateur de la subjectivité. Il avait formulé dix ans auparavant, comme on l’a vu, le même reproche au matérialisme dialectique de Lukács, en identifiant dans son réalisme ontologique une réification de la pensée (et pourtant Adorno se considérait lui-même comme un dialecticien matérialiste). Les raisons philosophiques profondes qui ont déterminé Lukács à se détacher de son ouvrage de jeunesse Histoire et conscience de classe [9] lui échappaient. Admettre la transcendance de l’être par rapport à l’activité réflexive de la conscience et identifier l’être avec l’objectivité (die Gegenständlichkeit), selon la fameuse thèse de Marx, exposée dans Manuscrits de 1844 : « Ein ungegenständliches Wesen ist ein Unwesen » (un être non-objectif est un non-être) [10], n’a rien à voir avec une quelconque réification de la pensée. Loin de pratiquer une interprétation statique et figée de la dualité sujet-objet, Lukács fonde sa pensée sur la tension dialectique entre subjectivité et objectivité. L’Ontologie de l’être social, synthèse de ses vues philosophiques, est construite d’un bout à l’autre sur le couple catégoriel téléologie-causalité, et la position téléologique (die teleologische Setzung) y apparaît comme le noyau arborescent de la vie sociale. On est donc loin de « l’objectivisme » philosophique dénoncé par Adorno. Il est significatif que les représentants de l’École de Francfort, de Horkheimer et Adorno à Habermas et Alfred Schmidt aient gardé le silence devant les résultats de la réflexion ontologique du dernier Lukács (même si les deux premiers n’ont pu prendre connaissance de l’Ontologie de l’être social, publiée dans son intégralité après leur disparition, les Conversations de Lukács avec Abendroth, Kofler et Holz, sorties chez Rowohlt en 1967 [11], donnaient déjà une idée très nette de l’orientation générale de l’ouvrage). Très récemment encore, dans les notes accompagnant le texte Ontologie et Dialectique, Rolf Tiedemann, l’éditeur des écrits d’Adorno et de Walter Benjamin, parlait avec condescendance de la pensée de Hartmann, considérée comme un retour au « réalisme naïf », et ne manquait pas de rappeler l’intérêt du dernier Lukács pour cette pensée [12]. C’est à se demander si les représentants de l’École de Francfort et leurs disciples ont compris le sens de l’« ontologie critique » de Hartmann, dont le programme a été repris et développé par Lukács à partir de la pensée de Marx (plus ou moins inconnue à Hartmann) ; la dénomination même d’« ontologie critique » [13] montre bien que Hartmann a intégré dans sa pensée les résultats du criticisme kantien tout en s’opposant résolument, comme va le faire aussi, mutatis mutandis, Adorno, au transcendantalisme kantien, et plus précisément à la thèse sur la fonction constitutive de la subjectivité dans l’articulation du monde.

Jürgen Habermas, qui a toujours souligné l’importance du livre de Lukács Histoire et conscience de classe dans sa formation de penseur (comme Adorno et Horkheimer l’avaient fait de leur côté), a été le seul à manifester une certaine compréhension pour la préface dont Lukács accompagnait en 1967 la première réédition en langue originale du livre. Il s’agit pourtant d’un texte fondamental dans lequel Lukács explique le tournant de sa pensée vers l’ontologie et expose les raisons qui l’ont déterminé à remettre en cause l’échafaudage conceptuel de son livre le plus célèbre [14]. Dans une longue note à la fin du chapitre intitulé Von Lukács zu Adorno: Rationalisierung als Verdinglichung (De Lukács à Adorno : la rationalisation comme réification) de son livre Théorie de l’action communicationnelle [15], Habermas exprime son accord avec la correction apportée par Lukács au sujet de la « surhégélianisation de Hegel » (ein Überhegeln Hegels) pratiquée dans Histoire et conscience de classe. En effet, il ne pouvait que souscrire à l’argument de Lukács qui dans sa jeunesse voyait dans le prolétariat l’incarnation de l’identité sujet-objet dans l’histoire (réminiscence hégélienne et schellingienne greffée sur le tronc du marxisme), car lui-même était engagé dans une entreprise de « démythologisation » du marxisme et de reconstruction du matérialisme historique, émancipée de la tutelle d’une « philosophie de l’histoire » de type hégélo-marxiste. Mais l’accord de Habermas avec la pensée de Lukács se limitait à ce seul point (comme il le soulignait d’ailleurs expressis verbis [16]). Tandis que Lukács s’orientait vers une reconstruction de la pensée de Marx fidèle à une phénoménologie de la subjectivité sur une base rigoureusement matérialiste (d’où le poids de la catégorie de causalité, absente dans la réflexion de Habermas) et vers une valorisation du concept de genre humain, destiné à assurer un fondement ontologique au mouvement d’émancipation (l’héritage de la Phénoménologie de l’esprit et de la dialectique hégélienne était intégré de façon critique), Habermas, au contraire, voulait se débarrasser de la pensée totalisante du « hégélo-marxisme » (y compris du concept de Gattungsmäßigkeit, de spécificité du genre humain, traduit aussi par généricité), et cherchait des appuis dans Kant et Max Weber, dans le pragmatisme de Pierce ou de Mead, dans la philosophie analytique ou dans le « tournant linguistique ».

Si Habermas, en prenant connaissance en mai 1966 (via Agnès Heller) du projet Lukácsien d’une Ontologie de l’être social, lui a opposé une fin de non-recevoir liminaire, c’est parce qu’il percevait mal la nécessité de fonder le matérialisme historique sur une théorie générale des catégories de l’être (id est : sur une ontologie). La conception éminemment historiciste de la société, partagée par l’École de Francfort, lui apparaissait incompatible avec le retour à la grande philosophie spéculative, aux ambitions universalistes. Le groupe de disciples réunis à l’époque autour de Lukács (Heller, Fehér, Vajda et Márkus), premiers témoins de la genèse de l’Ontologie, s’est montré, en retour, sensible aux arguments de Habermas ; dans leur texte Aufzeichnungen für Genossen Lukács zur Ontologie, publié dix ans plus tard, en 1975, ils font montre d’une incompréhension des intentions réelles de l’œuvre [17].

Lukács a ressenti le besoin de remonter à la théorie aristotélicienne des catégories, à la dialectique de la dynamis et de l’energeia, de la puissance et de l’acte, afin de donner une assise ontologique solide au concept marxiste de praxis. S’il a identifié dans le travail la cellule génératrice (l’Urphänomen, le « phénomène originaire ») de la vie sociale, en analysant la façon dont les objectivations les plus complexes et les plus sophistiquées reprennent le modèle de la relation sujet-objet forgé par le travail, ce n’est pas pour réduire la vie sociale au « paradigme de travail » (comme semblait le penser Habermas et comme allait le lui reprocher clairement Agnès Heller), c’était pour démontrer comment la différenciation progressive de la vie sociale dans une multiplicité de complexes hétérogènes s’enracine dans cette activité originaire qui est le travail. Qu’est-ce qu’il y avait d’obsolète dans cette démarche qui, visant à donner des assises solides au travail de la subjectivité, à la téléologie dans la multiplicité de ses stratifications (téléologie économique, esthétique ou éthique), découvrait que l’ontologie en tant que pensée de l’être et de ses catégories (y compris les catégories modales : nécessité, possibilité, contingence) s’avérait indispensable ? Ce faisant Lukács restait fidèle à la puissante réhabilitation du concept de totalité exposé dans son ouvrage de jeunesse Histoire et conscience de classe (donc au principe hégélien : das Ganze ist das Wahre, la totalité est la vérité, vivement récusé par la dialectique négative d’Adorno), mais il l’ancrait cette fois-ci dans une interprétation génétique-ontologique de l’être, où chaque catégorie est regardée dans son surgissement historique et dans sa fonction spécifique dans l’économie de l’être. Habermas, comme avant lui Adorno et Horkheimer, ont fait un abcès de fixation sur le concept de « réification » (Verdinglichung), en réservant leur admiration pour le Lukács d’Histoire et conscience de classe. L’Ontologie de l’être social accorde toujours une place de choix au concept de réification, et surtout au concept plus vaste d’aliénation (Entfremdung), objet du dernier grand chapitre de l’ouvrage, mais là il se trouve articulé dans une phénoménologie de la subjectivité infiniment plus vaste et plus complexe, qui rend justice aussi aux activités d’objectivation (Vergegenständlichung) et d’extériorisation (Entäußerung[18], complètement absents dans Histoire et conscience de classe (les quatre catégories, bien distinctes, sont d’ailleurs tout à fait occultées, et pour cause, par le marxisme althussérien, aveugle au travail de la subjectivité, tandis que la Critique de la Raison dialectique de Sartre a eu le mérite de s’intéresser de près au moins à une partie d’entre elles).

Infléchissant sa pensée dans un sens ontologique Lukács a pris appui sur l’ontologie de Nicolai Hartmann, non sur l’« ontologie fondamentale » de Martin Heidegger, et on comprend parfaitement ses raisons. Hartmann a été le premier philosophe important à interroger de façon fort critique le postulat même de la pensée de Heidegger dans Sein und Zeit [19]. Dans son livre Zur Grundlegung der Ontologie (Contribution à la fondation de l’ontologie), publié en 1935, il se demande de quel droit Heidegger fixe comme objectif primordial de l’ontologie la réponse à la question du « sens de l’Être » (der Sinn des Seins). En bon aristotélicien, il rappelle à Heidegger qu’avant de soulever la question du « sens de l’Être », il faut élucider la question de l’Être tout court ; la question du « sens » ne peut se poser qu’en fonction de l’existence d’un sujet (par ex. « un sujet logique postulé »), or, selon Hartmann, l’Être de l’Étant réside dans une indifférence souveraine à l’égard de ce qu’il peut être « für jemand » (pour quelqu’un), y compris pour le Dasein [20]. On peut imaginer la satisfaction de Lukács à la lecture de ces lignes. La priorité accordée par Heidegger à la catégorie de Jemeinigkeit (la "mienneté") est pour Hartmann l’expression de la Daseinsrelativität pratiquée par Heidegger, incompatible avec une vraie trans-subjectivité de l’être. Critique acerbe du téléologisme dans l’interprétation du monde, Hartmann le pourchassait dans ses derniers retranchements, jusque dans le concept de forma substantialis chez Aristote ou dans le concept de « raison universelle » (Weltvernunft) chez Hegel. Il a mis en cause symétriquement le déterminisme ou le nécessitarisme, plus précisément l’absolutisation de la catégorie de causalité. Lukács était persuadé que le marxisme canonisé par la vulgate de la IIe et la IIIe Internationale était marqué jusqu’à la racine par ces deux graves malformations ontologiques (d’où par exemple l’interprétation téléologique ou déterministe de la « nécessité du socialisme », vivement contestée dans l’Ontologie). Hartmann se présentait donc comme un allié précieux dans un combat très rude pour débarrasser la pensée de Marx des scories du téléologisme et du déterminisme, et pour rendre à l’histoire sa complexité et son caractère ouvert.

Nicolai Hartmann a défendu avec énergie la thèse de l’autonomie ontologique de la nature, avec ses innombrables chaînes causales, par rapport aux nombreuses activités téléologiques de l’homme. Lukács s’est retrouvé pleinement dans la Philosophie de la nature [21] de Hartmann, ouvrage qui est resté comme un bloc erratique dans le paysage philosophique de son époque (tellement il va à l’encontre de la phénoménologie et des philosophies de l’existence, qui se désintéressaient souverainement de l’ontologie de la nature). Un autre ouvrage de Hartmann, le petit livre intitulé Teleologisches Denken, (publié à titre posthume en 1951) [22], l’a aussi beaucoup marqué, le confortant dans l’idée qu’une Ontologie de l’être social doit se fonder sur une ontologie de la nature, en tant que préalable nécessaire, non pour identifier les lois de la société avec celles de la nature (entreprise impossible), mais pour circonscrire de façon rigoureuse leur hétérogénéité qualitative. Le « sociocentrisme » d’Histoire et conscience de classe, qui dans un passage célèbre avait contesté l’existence d’une dialectique de la nature, se trouvait ainsi dépassé. Mais Lukács se sépare de Hartmann sur un point essentiel comme il ne manque pas de le relever dans le chapitre qu’il lui consacre dans la partie historique de l’Ontologie ; selon lui, l’auteur de Der Aufbau der realen Welt s’est montré trop peu sensible à la genèse des catégories ontologiques, aux transitions dialectiques d’un niveau ontologique à l’autre, en particulier au rôle primordial du travail dans le passage du physique au psychique. L’interaction étroite entre le travail et la genèse du langage était pour Lukács une évidence. Et l’anthropologie génétique d’un Arnold Gehlen, par exemple, qui relève le poids décisif de la Handlung (de l’action) dans le passage de l’animalité à l’humanité (sans oublier ses études sur les instincts, sur les fondements biologiques des conduites spécifiquement humaines ou sur la coopération des sens) venait lui donner raison.

La méthode ontologique-génétique pratiquée par Lukács dans ses deux ouvrages de synthèse, l’Esthétique et l’Ontologie de l’être social, se propose de cerner les transitions capillaires d’un niveau ontologique plus simple à un niveau ontologique plus complexe, en fixant avec précision les maillons intermédiaires. La question de la genèse occupe une place prépondérante, car le surgissement des différents niveaux avec leurs catégories spécifiques intervient à partir de la dialectique interne des niveaux antérieurs. Il ne s’agit pas seulement de déceler la transition de l’animalité à l’humanité (ayant l’action par le travail comme maillon décisif), mais aussi et surtout du passage des formes élémentaires d’échange matériel entre la société et la nature (le travail) à des formes d’intersubjectivité de plus en plus complexes, où surgissent par exemple « la voix de la conscience » (das Gewissen), donc la conscience morale, ou des représentations imaginaires des conflits sociaux (les idéologies dans la multiplicité de leur stratification). La vocation universelle du projet est évidente. L’établissement d’une Ontologie de l’être social était le prélude indispensable de l’éthique (c’est donc pour des raisons théoriques profondes que Lukács a entrepris à la fin de son parcours intellectuel la rédaction de l’Ontologie de l’être social, avant de s’atteler au dernier grand ouvrage de synthèse, qui devait être l’Éthique, restée sous forme d’ébauche). Avec l’Esthétique, rédigée entre 1957 et 1960 et publiée en 1963, se précisait ainsi une construction en trois volets solidement charpentée. Il peut paraître paradoxal que Lukács ait élaboré l’Ontologie après avoir achevé l’Esthétique. L’ordre logique aurait été l’inverse. La vérité est que les considérations développées dans l’Esthétique sont constamment sous-tendues par une vue d’ensemble à caractère ontologique (la téléologie esthétique a pour toile de fond la totalité des activités humaines, de la magie et la religion jusqu’à la science), et qu’à l’horizon de l’Esthétique se profile sans cesse l’Éthique, au point qu’un chapitre spécial est consacré aux rapports entre les deux, intitulé justement : Zwischen Ethik und Ästhetik (Entre éthique et esthétique[23]. Il se peut même que ce soit le travail à l’Esthétique qui lui ait révélé la nécessité de consolider l’édifice en lui ajoutant une ontologie comme prélude indispensable à l’éthique, autrement dit que le projet de construire un vrai système philosophique ait pris forme au fur et à mesure que ses recherches dans le domaine esthétique avançaient. Toujours est-il que Lukács s’est donné pour tâche de proposer une interprétation cohérente de l’ensemble des catégories de l’existence, en élaborant une Ontologie, une Esthétique et une Éthique, bien que cette dernière soit restée à l’état d’ébauche. Et c’est ce qui fait sa singularité dans la philosophie du XXe siècle : ce projet totalisant, synonyme d’un système homogène et omni-compréhensif. Au moment où la pensée postmoderne ne cesse de faire valoir l’obsolescence des « grandes narrations » et de cultiver la méfiance à l’égard de la pensée catégoriale (Richard Rorty, par exemple, mélange sans complexe Dewey, Heidegger, Wittgenstein et Derrida pour ébranler toute idée de système et faire avancer un pragmatisme sui generis ), Lukács élève une des dernières constructions systématiques en philosophie. Il suffit de le comparer à ses contemporains : Hartmann, par exemple, dont la théorie de l’histoire, exposée dans Das Problem des geistigen Seins [24], est trop conventionnelle au regard de Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins ; Adorno, qui a commencé avec un ouvrage de synthèse philosophique, la Dialectique négative, avant d’élaborer une Théorie esthétique (son cheminement est l’inverse de celui de Lukács), mais qui n’a jamais songé à une ontologie, dont il récusait le principe même ; Ernst Bloch, le seul qui ait eu l’ambition de couronner son œuvre par une ontologie, Experimentum Mundi, dont l’idée lui a peut-être été inspirée par l’initiative de Lukács [25], mais il est difficile de parler chez lui d’une esthétique ou d’une éthique systématiques.

Revenant au premier grand ouvrage de synthèse de Lukács, l’Esthétique, disons qu’elle fournit un exemple majeur de méthode génétique-ontologique. Lukács y introduit les catégories de « vie quotidienne » et de « pensée quotidienne » (das Alltagsleben etdas Alltagsdenken), afin de définir la genèse des activités supérieures de l’esprit, l’art et la science. Les objectivations de plus en plus complexes de la conscience sont ainsi surprises dans leur émergence nécessaire, ayant pour toile de fond l’échange matériel entre la société et la nature. Les virtualités universelles de la pensée de Marx trouvent ainsi leur accomplissement, grâce au travail théorique d’un philosophe persuadé que la pensée marxienne n’est pas simplement une théorie économique.

La particularité de la méthode lukacsienne devient évidente si on compare son projet à une autre grande entreprise théorique de notre temps, « l’ontologie fondamentale » esquissée par Heidegger dans son livre Sein und Zeit, et qui devait être supplantée ultérieurement par la pensée de l’Être. On peut effectivement lire Être et Temps comme un grand traité sur la genèse ontologique des catégories de l’être, depuis l’être-subsistant ou l’être-sous-la-main (Vorhandenheit), à travers l’ustensilité ou l’être-à-portée-de-la-main (Zuhandenheit), jusqu’aux « existentiels » constitutifs du Dasein (le Souci, l’On, l’être-jeté, etc.). Mais la méthode heideggérienne n’a rien à voir avec une méthode génétique-ontologique fondée sur la tension dialectique entre subjectivité et objectivité (son ambition déclarée étant d’ailleurs d’abolir la dualité sujet-objet), car elle se réclame de l’apriorisme phénoménologique, avec l’intuition catégoriale (la fameuse kategoriale Anschauung husserlienne) comme pierre de touche.

On a remarqué depuis longtemps le peu de place accordé par Heidegger dans Être et Temps à la Nature et à son autonomie ontologique dans la description phénoménologique de l’être-dans-le monde (la même observation peut être faite à propos de L’être et le néant de Sartre). Mais peut-on arriver à une véritable « analytique existentiale de la réalité-humaine » sans rendre justice aux conditionnements physiques et biologiques (on a parlé dans ce sens du caractère « asexué » duDasein heideggérien), et surtout sans prendre en compte l’action des chaînes causales de la nature sur les multiples activités téléologiques de l’homme, qui est sans cesse interpellé par elles et obligé d’y apporter ses réponses ? La catégorie de causalité est tout simplement rayée de la carte dans Être et Temps. Le monde objectif n’y existe qu’en fonction de ce qu’il faut bel et bien appeler le pragmatisme du Dasein [26]. Karl Löwith a observé parmi les premiers que l’être-dans-le monde heideggérien fait abstraction de l’autonomie ontologique du cosmos et de la transcendance de la nature par rapport au vécu existentiel. En 1969, à l’occasion du 80e anniversaire de Heidegger, son ancien disciple lui rappelait combien son « herméneutique de la facticité » était privée de la puissante présence de la nature dans l’immanence même de la réalité-humaine. Présent à la réunion anniversaire, l’auteur d’Être et Temps a écouté sans broncher les sévères critiques adressées à son ouvrage majeur. Il a dû être très étonné d’entendre Löwith lui parler de la signification biologique de la mort (antérieure à toute considération existentielle) ou du rôle du sommeil dans la constitution biologique de l’homme, preuve que l’existentialité de la réalité-humaine ne se réduit pas à l’état de veille. L’existence du cosmos, disait Löwith à son maître, ne se laisse pas dissoudre dans l’Umwelt (le monde ambiant), dont parlait l’« analytique du Dasein », le « solipsisme transcendantal », dont avait parlé Günther Anders, ne peut pas rendre justice à l’autonomie ontologique de la Nature, la pensée heideggérienne de l’« existence » (identifiée auDasein) était mise en question dans ses fondements mêmes. Le disciple ne craignait pas de pointer les fortes limites d’Être et Temps. Löwith citait dans sa communication une lettre que Heidegger lui avait adressée en 1927 et où celui-ci affirmait qu’il est impossible de cerner la spécificité de la réalité-humaine à partir d’entités comme la Nature et l’Esprit : la seule approche valable était celle existentielle. Mais quatre décennies plus tard, l’ancien disciple, devenu son critique, lui rappelait que la Nature est une présence primordiale et incontournable et que la dialectique existentielle ne peut s’affirmer que par l’assomption de ses contraintes [27].

Le concept marxien d’échange matériel entre société et nature (der Stoffwechsel der Gesellschaft mit der Natur) est la pierre angulaire de l’Ontologie de l’être social de Lukács. La socialité y est présentée comme une dimension consubstantielle à la réalité-humaine, mais qui ne peut se développer qu’en assumant les contraintes de la nature (les rapports de production s’appuient sur les forces de production) et en s’affirmant à travers des activités téléologiques de plus en plus complexes.

La priorité ontologique de l’économie (forme primordiale de l’échange matériel entre société et nature) ne signifie aucunement l’occultation des autres formes d’intersubjectivité, qui se développent en fonction de finalités spécifiques, comme la politique et le droit, la morale et l’éthique. Et Lukács poursuit le combat sur deux fronts : d’un côté il oppose une fin de non-recevoir à toute forme de réductionnisme, donc au sacrifice de l’hétérogénéité des différents complexes sociaux à une causalité économique conçue comme un monolithe, de l’autre il refuse l’interprétation logiciste-téléologique de la vie sociale, qui néglige le rôle des transitions dans le passage d’un complexe à l’autre, en abolissant la question de la genèse. Son projet est celui d’une détranscendantalisation de l’esprit, en montrant comment même les activités les plus subtiles et les plus raffinées de la conscience (l’activité esthétique ou l’activité morale) ne deviennent pleinement intelligibles qu’à partir de l’ensemble du processus de production et de reproduction de l’existence humaine. Il tient à consacrer, par exemple, dans son Esthétique un chapitre au problème de l’agréable (das Angenehme), donc à l’activité hédoniste, car pour marquer la différence spécifique de l’activité esthétique on ne peut ignorer le rôle intermédiaire de l’activité euphorique des sens entre le monde de la pure utilité (das Nützliche) et l’activité esthétique proprement dite. Le fameux clivage établi par Kant dans l’Analytique du beau de la Critique du Jugement entre « l’agréable » et le « beau » lui semble trop abrupt, car sans nier leur hétérogénéité qualitative (au contraire, en la soulignant), il entend mettre en évidence les transitions génétiques d’un niveau à l’autre. La conscience morale, à son tour, ne se laisserait pas isoler dans la pure autarcie des « impératifs catégoriques » et du mundus noumenon. Dans l’Ontologie, il réfute le transcendantalisme absolu de la raison pratique kantienne, en montrant que les impératifs moraux ne sont compréhensibles qu’en prenant en compte la multiplicité des exigences humaines, donc aussi les zones intermédiaires entre la pure activité économique et la pure activité éthique (la politique et le droit, par exemple). Lukács prend appui ici, comme il l’a fait dans son livre Le jeune Hegel, sur la critique adressée par Hegel au formalisme de l’éthique kantienne [28] : l’exemple kantien du dépôt (on ne peut toucher à un dépôt qui vous a été confié) était utilisé par Hegel pour montrer qu’on ne peut déduire les impératifs moraux du pur formalisme de la conscience transcendantale, mais qu’il faut les replacer dans le contexte de la vie réelle. Plus globalement, Lukács faisait référence, pour appuyer sa démarche ontologique, aux sévères critiques de Hegel, qui trouvait trop brutale la coupure pratiquée par Kant entre Sollen (devoir-être) et Sein (être) : on ne pourrait pas comprendre le Sollen en faisant abstraction de sa genèse dans le processus de production et de reproduction de la vie. La genèse des multiples intentionnalités de la conscience, jusqu’à ses formes les plus subtiles, est au centre de l’Ontologie de l’être social. Si Hegel restait pour son auteur une référence centrale, il lui arrivait de s’en séparer là où l’hégélianisme lui semblait ne pas rendre justice aux exigences imprescriptibles de la conscience individuelle : si Kant n’avait pas distingué la moralité (die Moralität) de l’éthique (die Sittlichkeit), Hegel aurait trop sacrifié la première à la deuxième, en occultant ainsi l’irréductibilité de la praxis morale [29].

Une des contributions majeures de Lukács au renouvellement du matérialisme historique est l’accent mis sur l’asymétrie et l’hétérogénéité qui se manifestent dans le développement des différents complexes sociaux. La thèse de Marx sur le caractère inégal du développement de la société se trouve ainsi pleinement valorisée, mais nous croyons ne pas nous tromper en y découvrant aussi un écho de l’ontologie de Nicolai Hartmann. Le philosophe allemand a vigoureusement combattu depuis ses premiers écrits à caractère ontologique « l’erreur de l’homogénéité » (c’est surtout la methexis platonicienne, la théorie de la participation des choses aux Idées qui était visée), en faisant valoir le caractère hétérogène des différents couches du réel. Lukács lui aussi parlait, déjà dans l’Esthétique, de « l’homogénéisation dogmatique » du réel dans la doctrine platonicienne des Idées [30]. Il s’agissait aussi bien chez l’un que chez l’autre de combattre l’assujettissement du réel au travail homogénéisant de la pensée logique, en montrant que l’émergence des catégories obéit à une logique immanente, qui ne doit rien à la transcendance de la Raison ou à celle des Idées. L’hétérogénéité est l’expression conceptuelle de cette diversité irréductible des catégories du réel. La célèbre loi dialectique formulée par Hegel : identité de l’identité et de la non-identité, considérée par Lukács comme l’acquis le plus important de la dialectique hégélienne, exprime la même réalité. Hartmann a combattu non seulement « l’erreur de l’homogénéité », mais aussi « l’erreur de la rationalité », afin de souligner l’hétérogénéité du réel par rapport au schématisme logique (l’erreur d’Aristote aurait été d’identifier la forme des phénomènes, la forma substantialis, avec l’essence logique, qui n’est que leur abstraction, leur condensé idéal). Si Lukács, défenseur intraitable de la Raison dans son livre de combat La Destruction de la Raison [31], a mis en cause à plusieurs reprises dans l’Ontologie ce qu’il appelle « le rationalisme excessif » (überspannter Rationalismus), c’est pour empêcher le sacrifice du réel et de ses catégories constitutives au travail réducteur du schématisme logique. La légalité interne des différents complexes sociaux obéit à une logique propre, qui est hétérogène à celle des autres complexes. L’art ou la morale ont chacune une téléologie spécifique, qui ne se laisse pas réduire à l’intentionnalité de l’activité économique ou politique. D’où le caractère asymétrique des différentes « positions téléologiques » (teleologische Setzungen). Elles ne marchent pas du même pas et il arrive que le progrès économique soit accompagné d’une régression ou même d’une atrophie des valeurs morales. Lukács rappelle à titre d’exemple littéraire la clairvoyance de Balzac, qui dans son roman César Birotteau montre que Popineau, le gendre de Birotteau, représente une phase du capitalisme plus développée et plus efficiente, mais que au point de vue éthique il marque une nette régression par rapport à la tenue morale de son beau-père.

La thèse Lukácsienne sur l’hétérogénéité des différents complexes sociaux et sur l’irréductibilité des niveaux supérieurs aux niveaux inférieurs rappelle inévitablement les considérations de Max Weber sur le polythéisme des valeurs. Mais tandis que le sociologue allemand faisait du conflit des valeurs dans le monde désacralisé de la modernité une donnée tragique (cette thèse a beaucoup marqué Karl Jaspers, qui cherchait la solution dans l’existentialité du sujet et dans sa pure intériorité, tandis que Heidegger dénonçait dans la « désacralisation » un « ensorcellement » ‒ eine Verzauberung ‒ et cherchait l’issue dans le culte de l’Être et de l’Événement), Lukács croyait, lui, trouver la solution dans une conception génétique-dynamique de la substance humaine, qui arrive à travers ses multiples objectivations, y compris les plus hautes (les grandes actions éthiques, les œuvres d’art, les synthèses philosophiques) à fixer de façon durable les acquis du genre humain.

La clé de voûte de la conception Lukácsienne de la subjectivité est la ligne de clivage qui sépare le monde de la « particularité » (les penchants et les besoins strictement individuels, ceux désignés par Kant, avec un terme légèrement péjoratif, comme « pathologiques ») du monde des objectivations supérieures de la conscience, où la subjectivité s’élève au niveau du genre humain (selon le principe tua res agitur, car chaque individu peut s’y reconnaître, s’agissant d’objectivations qui portent le sceau de l’universalité). Les jouissances qui sont encadrées par la catégorie de l’agréable sont bien distinctes de la sagesse épicurienne, qui implique la maîtrise des pulsions et des penchants, l’ataraxie. La figure du sage stoïcien ou épicurien, l’amor dei intellectualis de Spinoza, la conception goethéenne de la personnalité harmonique, figurent parmi les références invoquées pour marquer la transcendance du genre humain par rapport à la pure particularité. La phénoménologie de la création artistique offre à Lukács un terrain particulièrement favorable pour expliciter cette conception ontologique-génétique de la subjectivité. Lors de ses vastes investigations sur les médiations entre la subjectivité quotidienne et la subjectivité esthétique (entre la « réalité de l’expérience vécue » ‒ Erlebniswirklichkeit ‒ et le « vécu normatif » ‒ normatives Erlebnis ‒ de l’œuvre d’art, selon la terminologie de son esthétique de jeunesse, la Heidelberger Ästhetik), Lukács interroge tout particulièrement dans l’Esthétique une catégorie de productions situées dans une zone intermédiaire entre les produits du dilettantisme ou de la pure virtuosité (sans oublier les produits kitsch) et les véritables œuvres d’art. Il s’agit de la Belletristik (les belles lettres), productions tout à fait honorables, qui ont les apparences d’une production esthétique, mais qui en réalité sont dépourvues de l’accent transcendantal qui les élèverait au niveau de l’art. La subjectivité qui s’exprime dans leur immanence ne porte pas le sceau de l’universalité, n’atteint pas le niveau de la conscience-de-soi du genre humain. Benedetto Croce avait déjà fourni dans son dernier grand ouvrage d’esthétique La Poesia (publié en 1936) une magistrale analyse du clivage qui existe entre « la poesia », « la non-poesia » et « l’anti-poesia », entre « l’espressione oratoria », « l’espressione letteraria » et « l’espressione poetica ». De ce point de vue, Lukács se trouve en parfaite convergence avec Croce : il montre comment des œuvres comme Frau Jenny Treibel de Theodor Fontane, Le Nègre du Narcisse ou Sous les yeux d’Occident de Joseph Conrad sont des productions de Belletristik, expressions d’une vision morale ou d’une tendance sociale respectables, mais privées de la transcendance de la pure humanité, tandis que Effi Briest et Irrungen, Wirrungen (Errements et tourments) du même Fontane, ou Lord Jim et Typhon de Conrad s’élèvent au niveau de la grande littérature grâce à « l’accento inconfondibile » (Croce) de l’humanité intégrale. Pour établir de pareils clivages en musique, Lukács cite un texte très caustique d’Alban Berg, Réponse responsable à une question frivole (écrit en 1926), où l’éminent disciple de Schönberg illustrait par des exemples le rejet des vraies valeurs musicales au moment de leur émergence. Mahler, Bruckner, Debussy ou Max Reger étaient quasi ignorés par le Meyers-Konversation Lexikon publié en 1900, au profit de noms tombés depuis dans l’oubli le plus total. L’esprit exigeant de Berg ainsi que sur un autre plan les considérations de Hermann Broch à propos du kitsch et de « l’homme kitsch », étaient pour Lukács autant d’arguments en faveur d’une sévère distinction entre l’art véritable et ses simulacres [32].

Habermas disait une fois qu’il avait le sentiment que la pensée du dernier Lukacs aurait été moins fertile en concepts nouveaux que celle du jeune Lukacs. Il suffit pourtant d’étudier attentivement l’Esthétique et l’Ontologie de l’être social pour se convaincre de la productivité philosophique de l’auteur. On pourrait citer, parmi tant d’exemples, la dissociation à l’intérieur de chaque action de deux moments : l’objectivation et l’extériorisation, ou la polarité individuation - genre humain qui traverse l’Ontologie. C’est dans ce contexte que s’inscrit aussi la dualité : généricité en-soi et généricité pour-soi. La prolifération des qualités et des aptitudes des individus qui accompagne nécessairement le développement de la société et ses progrès technico-économiques , représente pour Lukacs le stade du genre humain en-soi, l’assomption de ces qualités dans l’unité supérieure d’une humanité devenue maîtresse d’elle même (là où, selon la formule de Marx, « die menschliche Kraftentfaltung… sich als Selbstzweck gilt » - le développement des forces humaines… devient un but pour lui-même) définit le stade du genre humain pour-soi. Le passage de l’un à l’autre est synonyme de la fameuse transition du « règne de la nécessité » au « règne de la liberté ».



[1] J. P. Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1943.

[2] G. Anders, « Die Schein-Konkretheit von Heideggers Philosophie » (1948), in G. Oberschlick (Hrsg.), Über Heidegger, München, Verlag C. H. Beck, 2001 pp. 82-83, trad. fr. : G. Anders, Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, trad. par L. Mercier, Paris, Sens & Tonka, 2003, pp. 38-39.

[3] Th. W. Adorno, Ontologie und Dialektik (1960-61), hrsg. von R. Tiedemann, Frankfurt a.M., Suhrkamp, 2002, p. 14.

[4] M. Heidegger, Lettre sur l’Humanisme, trad. par R. Munier, Paris, Aubier Montaigne, 1964.

[5] G. Lukács, « Heidegger redivivus », in G. Lukács, Existentialismus oder Marxismus?, Berlin, Aufbau-Verlag, 1951, pp. 161-183.

[6] Th. W. Adorno, « Ad Lukács », in Th. W. Adorno, Vermischte Schriften I, GS, Bd. 20/1, Frankfurt a.M., Suhrkamp,1986, pp. 251-256.

[7] N. Hartmann, Zur Grundlegung der Ontologie, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1935.

[8] N. Hartmann, Der Aufbau der realen Welt, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1940.

[9] G. Lukács, Histoire et conscience de classe - essais de dialectique marxiste, Paris, Ed. de Minuit, 1984, Nouv. éd. augm.

[10] K. Marx, Œuvres II. Économie II, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 129.

[11] W. Abendroth et al., Entretiens avec Georges Lukács, Paris, François Maspéro, 1969.

[12] T. W. Adorno, Ontologie und Dialektik, op. cit., p. 349.

[13] Wie ist kritische Ontologie überhaupt möglich ?(Comment l’ontologie critique est-elle, somme toute, possible ?), étude publiée par Hartmann en 1924 dans le volume d’hommage à Paul Natorp, cf. N. Hartmann, Kleinere Schriften, vol. III, Berlin, Walter de Gruyter & Comp., 1958, pp. 268-313.

[14] G. Lukács, Geschichte und Klassenbewußtsein, Vorwort (daté mars 1967), in G. Lukács, Frühschriften II, Werke, Bd. 2, Neuwied und Berlin, Luchterhand, pp. 11-41, trad. fr. : G. Lukács, Histoire et conscience de classeEssais de dialectique marxiste, Paris, Les Éditions de Minuit, 1960, la réédition de 1974 et 1984 contient en guise de postface le texte en question.

[15] J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Tome I, Rationalité de l’agir et rationalité de la société, traduit de l’allemand par J.-M. Ferry, Paris, Fayard, 1987, pp. 487-488.

[16] Id.

[17] F. Fehér et al., « Aufzeichnungen für Genossen Lukács zur Ontologie », in R. Dannemann (Hrsg.), Georg Lukács – Jenseits der Polemiken, Frankfurt a.M., Sendler Verlag, 1986, pp. 209-254.

[18] Dans sa préface de 1967, Lukács regrette l’absence de concept de travail, avec ses multiples corollaires, dans son livre Histoire et conscience de classe, devenu le catéchisme du « marxisme occidental ».

[19] M. Heidegger, Sein und Zeit, unv. 5. Auflage, Halle a.d.S., Max Niemeyer Verlag, 1941, trad. fr. : M. Heidegger, Être et Temps, trad. par E. Martineau, Paris, Authentica, 1985.

[20] N. Hartmann, Zur Grundlegung der Ontologie, op. cit., pp. 41-42.

[21] N. Hartmann, Philosophie der Natur. Abriss der speziellen Kategorienlehre, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1950.

[22] N. Hartmann, Teleologisches Denken, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1951.

[23] G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, II, op. cit., pp. 576-606. Il s’agit en fait de la première section du chapitre consacré au beau naturel : Probleme der Naturschönheit.

[24] N. Hartmann, Das Problem des geistigen Seins, Berlin, Walter de Gruyter & Co., 1933.

[25] On trouve un témoignage intéressant sur la vive réaction de Bloch lorsqu’il a appris que Lukács s’était voué à la fin de son trajet intellectuel à l’élaboration d’une Ontologie. En recevant à Tübingen le fils de Lukács et son épouse le 24 septembre 1971, quelques mois après la disparition de son ancien ami, Bloch a accueilli les renseignements sur l’opus postumum de Lukács avec des réflexions très mélangées, marquées par la surprise d’apprendre que le dernier Lukács a édifié un projet ontologique : s’il se montrait loin de désavouer une telle initiative, en rappelant que lui-même avait publié un écrit intitulé Zur Ontologie des Noch-Nicht-Seins (Pour une ontologie du ne-pas-encore-être, 1961), il ne cachait pas son désappointement devant l’intérêt de Lukács pour l’ontologie de Nicolai Hartmann(« épigone d’Aristote », ou pire, « épigone de Boutroux », selon le fougueux Bloch) et surtout il faisait ressurgir ses anciennes récriminations contre les propensions « néo-classiques » de son ami, en identifiant l’ontologie par un raccourci rapide à une « idolâtrie de l’ordre » ou à une « topologie de l’ordre », sinon à une pensée des invariants de l’être, difficilement conciliable avec l’historisme profond du marxisme. En tout et pour tout, on peut pourtant dire que Bloch a été sensible à l’initiative ontologique de Lukács et l’année suivante, 1972, il va élaborer sa propre synthèse de la pensée des catégories, Experimentum Mundi (une traduction française est parue en 1981 chez Payot). Cf : Ernst Bloch kommentiert « Gelebtes Denken » dans le volume Ernst Bloch und Georg Lukács Dokumente Zum 100. Geburtstag, Budapest, Szerkesztette és a jegyzeteket irta Mesterhazi Miklos és Mezei György, MTA Filozofiai Intézet, Lukács Archivum, 1984, pp. 296-323, en particulier pp. 314-318.

[26] Cf. dans ce sens l’ouvrage éclairant de M. Okrent, Heidegger’s Pragmatism ..., Ithaca N.Y., Cornell university press, 1988.

[27] K. Löwith, « Zu Heideggers Seinsfrage : Die Natur des Menschen und die Welt der Natur (1969) », in K. Löwith, Sämtliche Schriften, Bd. 8, Heidegger – Denker in dürftiger Zeit, Stuttgart, Metzler, 1984, pp. 276-289.

[28] G. Lukács, Der junge Hegel und die Probleme der kapitalistischen Gesellschaft, Berlin, Aufbau-Verlag, 1954, pp. 342-343, trad. fr.: G. Lukács, Le jeune Hegel - sur les rapports de la dialectique et de l'économie, Trad. de l'allemand et présenté par G. Haarscher et R. Legros, vol. II, Paris, Gallimard, 1981, p.80 et suiv.

[29] G. Lukács, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seins, II., op. cit., pp. 64-65.

[30] G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, II., op. cit., p. 607.

[31] G. Lukács, Die Zerstörung der Vernunft, Berlin und Weimar, Aufbau Verlag, 3. Auflage, 1984, trad. fr. : G. Lukács, La destruction de la raison, I-II., texte français de R. Girard, A. Gisselbrecht, J. Lefebvre et E. Pfrimmer, Paris, L’Arche, 1958-1959.

[32] G. Lukács, Die Eigenart des Ästhetischen, I, op. cit., p. 829.

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